20- 10/12/2020 BASTA ! C’est ce que dit une personne quand elle décide de ne plus accepter une situation insatisfaisante. Elle entre alors en résistance et amorce un processus d’empowerment. Souvent sa lutte rejoint le combat d’autres citoyens. Ensemble ils croisent leurs expériences et leurs savoirs, déploient des compétences qu’ils ne soupçonnaient pas, affinent leurs arguments, imaginent des solutions nouvelles et œuvrent à la transformation de la société. A l’origine de ce mouvement, une prise de conscience critique du réel et la volonté de ne plus subir. Mais comment briser les chaînes de ceux qui ont pour habitude de composer avec l’injustice ? Comment les amener à sortir d’un fatalisme que d’aucuns appellent aussi apathie, indifférence, accommodation, sujétion, soumission, résignation ? Ces questions ont taraudé Freire (1970), le pédagogue brésilien à l’origine de la théorie de l’empowerment quand il a voulu libérer la conscience des paysans par la pratique émancipatrice de l’éducation. Les mêmes préoccupations ont hanté Augusto Boal (1977), l’inventeur du théâtre de l’opprimé* qui s’est donné pour mission de rendre visible l’oppression en libérant la parole du spectat’acteur. Et une fois la sujétion dite et la performance tenue, quelle résonnance lui donner au dehors ? Comment la prolonger par des changements concrets dans la vie des intéressés et dans le corps social ? Le désir d’activer ces déclenchements en série est au cœur de la pratique artistique de Julie Arménio, metteuse en scène et en mouvement et performeuse. Son théâtre cherche à agir sur le soi et la société pour reconnaître et changer les structures de pouvoir. Rencontre avec une fondatrice du théâtre déclencheur…
Comment est née l’idée d’un théâtre déclencheur ?
Julie Arménio : J’ai été formée au travail social et à l’animation sociale et culturelle. Le début de ma carrière a été porté par la puissance de subversion de l’éducation populaire. Cette force qui amène les gens à s’auto-organiser pour développer un esprit critique. Mais j’ai vite constaté que l’institutionnalisation de ce mouvement faisait perdre du pouvoir d’agir aux personnes. En sous-traitant le processus émancipatoire à des personnes payées et expertes, les participants en étaient venus à oublier qu’ils étaient eux-mêmes réformateurs. J’ai regretté l’oubli de l’étape première, celle de la connaissance des envies, j’ai dénoncé l’esquive du débat et du conflit, pourtant nécessaire à l’émergence de la transformation, j’ai critiqué les animations plaquées et consuméristes . On avançait en mâchant le boulot aux publics et on finissait par confisquer leur pouvoir organisationnel. Dans un CCAS ou une MJC, on répond aux choix politiques d’une collectivité et j’ai pu constater combien il est difficile de préserver la subversion dans un cadre normé. Or cette base est précieuse car elle inspire le pouvoir d’agir et l’étend à des possibles plus larges qu’une réaction à un rapport à de force.
J’avais conscience que notre travail était un pansement social, qu’on était là pour acheter la paix sociale tandis que mes convictions plaidaient pour un accompagnement à l’autogestion. Alors j’ai cherché un langage et je me suis inspirée du théâtre de l’opprimé* pour créer le théâtre déclencheur, un outil de transformation sociale, individuelle et collective. Avec les groupes, je fouillais des questions dont on n’a pas la réponse ni individuellement, ni collectivement, les violences conjugales, l’homophobie, l’exclusion, le sexisme, le racisme, l’injustice sociale et économique, le harcèlement chez les jeunes ou au travail…
Et qu’apporte le théâtre déclencheur ?
J.A. : Comme le théâtre de l’opprimé, le théâtre déclencheur met en partage un récit individuel et le transforme en une histoire collective qui parle de soi-même et des autres. On découvre que l’on n’est pas seul face à l’oppression, qu’au contraire nous sommes toutes et tous concerné.es. Par exemple nous sommes nombreuses à connaître la violence conjugale et le théâtre aide à conscientiser notre construction amoureuse et à comprendre pourquoi elle offre un terrain propice à l’oppression masculine. Notre remise en question s’articule autour de deux niveaux de réflexion, l’un global sur le patriarcat, l’autre individuel sur le type d’homme que l’on aime et sur nos motivations profondes. Cette conscience critique collective incite à une transformation individuelle de nos pratiques qui, à son tour, entraîne une transformation collective. Elle s’appuie sur la psychologie collective et se déroule selon un processus créatif long, compter entre 3 à 5 ans pour que le spectacle conscientise les personnes qui le créent. Avec des jeunes de 12 a 17 ans, nous avons travaillé notamment sur l’acceptation de l’homosexualité et sur la nécessité de sortir du schéma de violence qu’est l’injonction à la virilité. A l’issue des 3 années de création et de représentation en théâtre forum, les comedien.es pensaient que le monde pouvait être transformé et qu’ils pouvaient y contribuer alors qu’avant ils étaient persuadés que « le cours des choses resterait le même sans qu’on puisse rien y faire ». Ce travail leur a ouvert des possibles. Certains se sont inscrits dans des formations qu’ils n’envisageaient pas au départ. D’autres ont rejoint des mouvements politiques, d’autres encore ont assumé leur homosexualité dans leur famille… Ces exemples montrent que la résistance était là mais étouffée. A nous, les déclencheurs, de l’entendre, de l’accompagner et de la mettre en collectif. A chacun de prendre le contrôle de sa transformation individuelle. Au groupe, d’induire des transformations micro sociales puis politiques afin de contrer les systèmes d’oppression.
Schématiquement, le théâtre de l’opprimé ne s’arrête pas à l’individu, le théâtre que je pratique vise aussi les déclenchements en cascade, de l’individu au collectif à la société. Ici, la place du corps et de ses interactions avec l’environnement est prépondérante. C’est à travers le corps que se vit l’émancipation. Pour la révéler, il faut être attentif à la manière dont il parle, se déplace, s’arrange avec d’autres. Il faut savoir lire ses postures, ses émotions et ses gestes quotidiens aliénants. Par exemple, je traverse la rue, je suis regardée je vais me donner une contenance et modifier mon allure. Je suis une femme voilée, je baisse les yeux si le jugement des autres est trop dur et si cette confrontation m’épuise. Si je dois passer par une rue mal éclairée, j’hésite, je prends mon téléphone ou je choisis un autre trajet. Je file devant un SDF, j’évite de croiser son regard ; Il est assis ou couché, je suis debout, comment vais-je internaliser la domination ? Toutes ces situations révèlent l’arrangement des corps. Goffman (1973) parle d’indifférence civile et Joseph Issac (1998) d’inattention polie**.Et c’est bien à partir de ces concept que nous éprouvons la rue. Nos gestes, nos interactions sont moins anodins qu’il n’y paraît. Je mets en critique nos urbanités.
Comment procédez-vous ?
J.A. : Dans la rue où se concentrent les rapports de domination, mes dérives dansées mêlent artistes et non artistes. En connexion avec un quartier, les participants éprouvent avec leurs corps les rues, les places, les panneaux, leurs possibles ou leurs interdits. La ville est remplie de codes invisibles, de choses qu’on ne voit plus et auxquelles pourtant nos corps répondent par réflexe. Le processus émancipatoire consiste à utiliser notre liberté de mouvement pour déformer les gestes du quotidien et solliciter notre imaginaire. Ces performances impromptues s’adressent aux passants, un auditoire particulier que l’on interpelle dans son cadre routinier. En nous croisant, il constate qu’il est possible d’avancer autrement. Cela déclenche en lui une conscientisation, un rejet, une absurdité… Dans tous les cas, une autre vision du lieu, un temps inhabituel et un décalage dans sa quotidienneté. Si, au lieu de poursuivre sa route et de monter dans le tram, il reste sur le quai pour nous regarder performer, alors il amorce un pas de côté. C’est une première réponse sensible à la mise en question de nos aliénations qui peut l’amener plus loin vers un processus d’émancipation.
Que vous inspire la ville et son extension ?
J.A. : Aujourd’hui, je m’intéresse beaucoup à l’urbanisme émancipatoire. Cet engagement fait suite aux interventions menées avec des cabinets d’architectes et des aménageurs. Nous avons travaillé sur des plans d’urbanisme conçus voici 50 ans et j’ai retrouvé les mêmes biais dans les initiatives de concertation*** que dans le travail social, proches de la mascarade ! Nous sommes très loin de la ville utopique qui place la compréhension des espaces et des choix des habitants avant ses normes. Ce constat m’a amenée à initier des ateliers comme celui des corps pensants, une réponse performative dansée ayant pour sujet et décor la presqu’ile de Grenoble. Ce quartier de 250 hectares appelé autrefois le polygone scientifique est situé au nord de la ville. Il concentre de nombreux centres de recherche scientifique et nucléaire et quelques immeubles d’habitation écologiques. La confrontation des bureaux immenses à la modernité architecturale poussée et à la transparence imposée avec, à leurs pieds des personnes sans abri a inspiré un contre-récit urbain à notre équipe de chercheur-es et d’artistes La grande épopée urbanistique nous pousse à ne plus voir le piège ni l’enfermement dans un paysage composé de carrés, de lignes et de grilles. Pourtant il se dégage de l’ensemble une violence structurelle que nous avons appelée « violente paix ».
Ici la paix renvoie à la sécurité et à la transition écologique et la recherche nucléaire. Quant à la violence, elle résulte de la surveillance, du contrôle, de la connexion généralisée et de l’empreinte militaire qui a marqué les lieux. Ce qui nous amène à questionner la terme de PAIX moderne . Le digital nous exploite, il recueille nos données de consommation, de déplacement et les vend. La manipulation des standards de vie fonctionne comme une oppression cachée. Nous sommes dataifiés pas regardés. Cette dualité nous a inspiré des pensées d’autonomisation, de résistance et de libération. Seulement il s’avère difficile de poser ces idées dans une ville devenue un produit à vendre.
Quels sont les principaux obstacles à votre engagement ?
J.A. : D’abord ce sont les dysfonctionnements à l’intérieur des collectifs ; ce fut mon cas dans mon ancienne compagnie ; ils sont encore plus visibles dans une compagnie de théâtre de l’opprimé où les sensibilités sont exacerbées autour des relations de pouvoir.
Ensuite, nous sommes confrontés à la logique du productiviste qui impose ses règles à la culture et exige que la recherche artistique ait une utilité directe. Je me heurte aussi à la difficulté d’élaborer une œuvre théorique qui puisse avoir quelque efficacité face aux plans d’urbanisme.
Enfin, je dois également composer avec la peur de manquer d’argent et trouver un équilibre entre la médiation de groupe et l’engagement militant.
Décryptage – Le théâtre déclencheur à la fois proche et distinct de l’empowerment
Si l’on s’en tient à notre définition de l’empowerment****, le théâtre déclencheur est l’amorce d’un processus émancipatoire.
Les points de proximité avec l’empowerment
Son approche expressive révèle les atteintes portées à notre intégrité et à notre identité. Par le recours aux images mentales et corporelles, le théâtre déclencheur met en scène nos vulnérabilités. Par le débat interne, il invite à identifier leurs causes, les oppressions directes ou systémiques. Ce théâtre connecte le récit individuel à une histoire collective et restitue à la fois une introspection et un une performance politique et esthétique. Il débouche sur la reprise de contrôle sur sa vie et son destin. Son expression s’enrichit de la créativité des spect’acteurs. Cette forme d’expression permet de dépasser la complexité et la confusion des situations. Elle dit les agressions intérieures sans forcément utiliser les mots. Ce processus émancipatoire est nourri par les contributions libres et spontanées des membres. Il tire sa force de la cohésion, de la solidarité et de l’engagement du groupe et du metteur en scène-médiateur.
Le théâtre déclencheur s’éloigne cependant de l’empowerment par sa forme imposée et son intervention en début et fin de processus
La performance théâtrale est centrale, c’est à la fois le medium et le message. En effet, c’est autour du langage scénique et non pas d’un problème commun que se mobilisent les participants. Or dans une démarche d’empowerment traditionnel, la prise de conscience d’une situation d’injustice ou d’oppression est un préalable. Ici l’identification d’une violence et sa dénonciation ne sont pas antérieures à la création du groupe mais guidées par les interactions au sein du groupe existant.
L’organisateur-accompagnateur entend et coordonne les témoignages. Il les rend expressifs et révélateurs d’un rapport de force et d’un système d’oppression. Il est le garant de l’engagement du groupe et définit son cadre d’intervention. Dans un schéma habituel, c’est le groupe qui garde la gouvernance de son projet et de ses modalités d’action.
La finalité du travail créatif est visible à travers un spectacle ou une performance et cet objectif limite l’action collective au champ culturel.
Le théâtre déclencheur réussit à entraîner de profondes transformations personnelles (empowerment psychologique) mais il n’induit pas une prise de pouvoir collective ni un travail sur le contrôle des ressources ni la mise en œuvre de mesures correctrices (empowement collaboratif), ni la conception de solutions pérennes (empowerment productif). Dans une certaine mesure, il inspire et accompagne la transformation des règles (empowerment sociétal) car il interroge la société dans ses fondements.
En mettant en miroir le jeu des micro-relations et les systèmes de pouvoir, le théâtre déclencheur remplit une mission d’éveil individuel et d’analyse réflexive. Il intervient au tout début du processus d’émancipation et fonctionne comme un catalyseur d’empowement individuel voire sociétal.
Il oriente l’énergie vers la création qui peut être un terreau pour la transformation de la société mais cette transformation se fera sur le long terme en jouant sur les questionnements et sur les représentations. Le théâtre déclencheur crée une communauté de conscience mais pas forcément d’engagement ni d’action communautaires en dehors du spectacle.
Marie-Georges Fayn
*Le théâtre de l’opprimé est un système d’exercices physiques, de jeux esthétiques, de techniques d’images et d’improvisations spéciales, dont le but est de sauvegarder, développer et redimensionner cette vocation humaine, en faisant de l’activité théâtrale un outil efficace pour la compréhension et la recherche de solutions à des problèmes sociaux et personnels. Augusto, B. O. A. L. (1996). Théâtre de l’opprimé. La découverte/Poche, Paris.
**Goffman, E. 1973. La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public, Paris : Les Éditions de Minuit.
Joseph, I. 1998. Erving Goffman et la microsociologie, Paris : Presses universitaires de France
*** sur le même sujet lire : Empowerment : le dévoiement des instances municipales de concertation et de participation (USA)
****Les définitions de l’empowerment
Processus d’expansion de la puissance d’agir et du pouvoir d’influence d’un citoyen et de sa communauté, l’empowerment se déploie au travers de démarches d’émancipation individuelles et collaboratives. Portée par une énergie et une solidarité puisées dans l’essence émancipatrice de ce mouvement, la personne reprend le contrôle de son destin. Elle dépasse les limites qu’elles considéraient comme siennes et élargit le champ de ses possibles. Individuellement et collectivement, les citoyens conquièrent les nouveaux territoires de la connaissance et de l’innovation créés en partage et défient les systèmes traditionnels. « Empowérés », les citoyens et leurs communautés montent en connaissances et en compétences, co-conçoivent des solutions alternatives et en retirent un sentiment de satisfaction et de maîtrise. De nature subversive, l’empowerment ne se contient pas. Il peut réussir à inverser les rapports de force et entrainer un mouvement global de transformation politique en vue d’une société plus respectueuse des droits, plus éthique, plus socialement responsable.
L’empowerment individuel se définit comme un processus de prise de conscience et d’affirmation de ses convictions, d’accroissement de ses connaissances et de ses compétences (auto-efficacité), de confiance dans sa capacité à prendre des décisions ou à les négocier (auto-détermination) (Ben Ayed et al., 2016), de sa volonté d’exprimer son identité, sa singularité, en toute indépendance (agency) (Botti et al. 2011), de sa capacité à grandir à travers le dépassement des obstacles et des épreuves (résilience) (Michallet et al., 2014).
L’empowerment communautaire est la première étape de l’empowerment collectif, c’est le temps de la construction du « nous-ensemble » ; la période où des individus, poursuivant le même objectif ou la même cause, font société.
L’empowerment collaboratif- productif désigne un niveau plus structuré de partage de connaissances, de compétences, d’accès et de maîtrise des ressources et d’engagements dans des mesures correctrices ou des actions coordonnées, produites en interne ou dans le cadre de partenariats extérieurs.
La forme productive de l’empowerment collectif correspond à la recherche de solutions qui impliquent une logistique et des investissements importants.
L’empowerment sociétal caractérise l’influence et les démarches d’un groupe pour transformer le système socio-politique, le groupe exprime des préoccupations d’ordre général et interpelle l’opinion publique dans son ensemble. (Fayn, M.G., 2019)
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