44- 01/03/2022 HOPE WILL NEVER BE SILENT (l’espoir ne se taira jamais) rassemble les œuvres d’artistes engagés dans des luttes activistes LGBTIQIA+*, féministes, antiracistes et décoloniales. Dans le texte introductif de l’exposition qui se tient à Bourges jusqu’au 24 avril 2022, la commissaire Julie Crenn, évoque « l’empowerment** joyeux » qui émane de ces combats ; l’association de ces deux mots a interpelé selfpower-community pour qui l’émancipation est davantage synonyme de tensions et de conflits.
Selfpower-community : Quelle est la force particulière de ces créations qui dénoncent les violences sans mettre en scène les abus, les haines et les dominations ?
Julie Crenn : Il s’agit d’une exposition monographique de Chiachio & Giannone, que nous avons choisi d’élargir à la notion de famille en invitant d’autres artistes comme Pierre Molinier, Michel Journiac, Marcel Bascoulard, Jordan Roger, Abel Techer et un patchwork des noms prêté par le couvent de Paris des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence.
En 2018, Leo Chiachio et Daniel Giannone, un duo et un couple d’artistes argentins, débutent le projet Celebrating Diversities, par lequel les deux artistes réalisent des mosaïques textiles et des drapeaux patchwork. Leur but étant de rassembler les acteurs et les actrices d’une histoire de l’art queer argentine, des années 1940 à nos jours. Les drapeaux jouent un rôle important, ils participent pleinement de cet empowerment joyeux, ils manifestent les couleurs arc en ciel du drapeau LGBTQIA+, ils adoptent différents formats pour s’adapter à l’architecture ou à la rue. Les mosaïques souples traduisent la volonté des artistes d’inscrire une histoire de l’art invisibilisée et silenciée dans un récit commun.
Une année plus tard, les deux artistes poursuivent leur projet à Los Angeles, ils y augmentent leurs recherches quant à une histoire de l’art queer californienne. Et c’est ce qu’ils sont aussi actuellement en train de faire au Transpalette à Bourges, leurs recherches se portent sur la France. Pendant deux mois, Chiachio & Giannone réalisent une résidence au sein de l’exposition pour continuer leur projet.
Ils ont mis en place un mur participatif, où chaque jour ils accrochent des carrés de tissus (aux couleurs du drapeau trans, bleu, blanc et rose), sur lesquels les visiteurs et les visiteuses de l’exposition sont invité.es à écrire des messages, à dessiner ou toutes autres interventions au feutre. A la fin de l’exposition, les carrés de tissus seront cousus entre deux, ils formeront un nouveau drapeau nourri des réflexions, slogans et histoires de chacun et de chacune.
L’exposition réunit ainsi les mosaïques et les drapeaux argentins et californiens, ainsi que les œuvres des artistes invités. L’empowerment joyeux se traduit en effet dans cet esprit de famille, de filiations, de communauté et de collectif. Les artistes sont allié.es dans la préservation, le soin, l’entretien et la diffusion des mémoires queer.
Nous luttons à notre manière pour les droits pour tous.
Nous nous opposons au patriarcat, nous franchissons les limites imposées pour des raisons de genre.
Nous bousculons les clichés de la famille, la nôtre est composée de deux hommes et d'un chien comme vous pouvez le voir
sur nos tissages.
Nous nous moquons des stéréotypes comme "la broderie est un travail réservé aux femmes". Et bien non ! Nous les gays nous
détournons cette assignation et nous brodons aussi"
"l'art est fait par les artistes et s'expose dans les galeries et les musées". Et bien non, notre art est participatif.
Pour réaliser nos drapeaux de la fierté, chacun a apporté sa contribution et nous avons construit une œuvre collective
qui sort parader dans la rue. Je pense notamment au drapeau de plus de 100m de long que nous avons exposé à Washington,
sur le parvis du mémorial de Lincoln.
C'est l'étendard de notre bataille !
Nous sommes à la fois créateurs et animateurs de notre art.
A Bourges, la salle d'exposition est aussi notre atelier, il n'y a pas de barrière entre les deux espaces. Les visiteurs découvrent nos créations, assistent aux œuvres en train de se faire et sont invités à participer.
Pourquoi votre empowerment est-il jubilatoire?
Nous venons d'Argentine, un pays violent, qui a subi 7 ans de dictature (1976-1983). En même temps cette nation sait
faire preuve de tolérance en légalisant le mariage gay (2010). Nous sommes d'ailleurs, le seul, disons le premier pays
d'Amérique latine, à avoir accompli cette avancée.
Nous sommes un pont entre le passé et l'espoir d'une société transformée et nous l'arpentons avec un humour salvateur.
Nous nous affirmons ouvertement et visiblement gays et sur nos mosaïques textiles nous célébrons une diversité
colorée, exubérante - c'est notre signature !
SC : Dans l’histoire de l’art, quels autres combats collectifs et citoyens ont été soutenus par des œuvres emblématiques, joyeuses et impertinentes ?
Julie Crenn : Pour rester dans l’esprit de l’exposition actuellement présentée au Transpalette, je voudrais parler de trois projets :
En 1985, Cleve Jones, le célèbre activiste LGBTQIA+ américain, fonde le NAMES Project Memorial AIDS Quilt à l’occasion d’une veillée funéraire en mémoire d’Harvey Milk à San Francisco. Au départ, les noms des personnes emportées par le sida sont inscrits sur des cartons collés au mur. Cleve Jones se rappelle : « Debout sous la bruine, regardant les affiches absorbant la pluie et s’échouant sur le trottoir, je me suis dit, on dirait un quilt. Lorsque j’ai dit le mot quilt, je me suis retrouvé inondé de souvenirs de la maison, de la famille, de la chaleur d’un quilt lors d’une nuit froide d’hiver. » A l’anonymat et à la déshumanisation des statistiques, Cleve Jones lance un mouvement collectif consistant à coudre et à nommer pour ne pas oublier. Dès 1987, des quilts (carrés textiles cousus et brodés à la manière de patchworks) sont disposés au sol. Sur chacun des quilts sont brodés les noms des personnes mortes du sida. L’ensemble forme une installation monumentale visant à une prise de conscience politique. Le mémorial collectif rend visible et nomme un deuil de masse. L’action amorcée en 1987 ne s’est jamais arrêtée depuis. Le NAMES Project Memorial AIDS Quilt s’est propagé dans tout le pays pour ne jamais oublier les personnes disparues. Chaque quilt est singulier. Il est composé de fragments de vêtements, de couleurs, de matières liées à une vie, à une histoire rendue exceptionnelle. Assemblés au sol les uns près des autres, les quilts traduisent une mémoire collective, solidaire et joyeuse. C’est dans la continuité du NAMES Project Memorial AIDS Quilt que les artistes argentins Leo Chiachio et Daniel Giannone ont pensé Celebrating Diversities à partir de 2018 jusqu’à aujourd’hui.
Brandon Gercara, artiste réunionnais.e né.e en 1996, élabore le projet ReQueer qu’ielle définit ainsi : « un espace commun entre recherches, arts et politique afin de favoriser la visibilité des corps à l’intersection de multiples oppressions. Ces corps colonisés, ces corps queer, ces corps d’à côté. » Le titre, ReQueer, trouve plusieurs origines : celui d’un retour (après un premier voyage en Europe), d’une nécessité à retrouver sa communauté et d’une longue et difficile discussion à mener à La Réunion. RE = La Réunion, retour, réponse, redéfinir, repenser, resitué. ReQueer invite à l’inclusivité, aux différences, à la pluralité. Il s’agit donc d’un laboratoire festif, fluide et collectif synthétisant l’ensemble des problématiques, des enjeux et des moyens d’actions mis en œuvre par Brandon Gercara. Sur fond de musique pop, créole et électro, ielle y souligne l’importance des écrits et paroles théoriques qu’ielle injecte de manière centrale dans ce dispositif en mouvement. La théorie lui permet de « se situer, de parler, de se défendre ». Ielle rend ainsi hommage à Kimberlé Williams Crenshaw, à Elsa Dorlin, à Françoise Vergès ou à Madeleine Bègue. Par la pratique du Lip Sync, ielle propose d’ailleurs une performance où ielle imite et mime avec une étonnante perfection les discours d’Elsa Dorlin, d’Asma Lamrabet ou de Françoise Vergès. L’objectif est de vulgariser, au sens de rendre accessible au plus grand nombre, des paroles habituellement réservées à des cercles restreints. Des tables rondes sont organisées pour ouvrir des espaces de paroles non seulement à des spécialistes, mais aussi à toustes celleux qui souhaitent s’exprimer. Du mobilier en bois de palette invite les curieux.ses à boire un verre en s’interrogeant à partir de questions pyrogravées : qu’est-ce que la colonialité ? – Dans quelles mesures le territoire influe-t-il sur les genres et les sexualités ? – Reconnaissez-vous dans le féminisme ? Les questions sont écrites en créole et en français. Brandon Gercara considère à la fois la langue créole comme étant une langue opprimée (celle que l’on doit taire pour « s’intégrer » et « réussir à l’école »), mais aussi comme une langue viriliste. L’empowerment agit par la langue qu’il est urgent de décoloniser et de transformer.
Je pense aussi à Lorraine O’Grady qui, en 1983, réalise une performance/manifestation intitulée Art is… dans les rues d’Harlem aux Etats-Unis. Elle organise une parade où des centaines de personnes noires marchent et posent avec des cadres dorés. L’œuvre devenue iconique, traite de l’effacement des artistes noir.es de l’histoire de l’art, mais aussi des corps noirs au sein des espaces de représentations.
SC : D’une manière générale quel est le rôle de l’art dans l’empowerment individuel et collectif citoyen et existe-t-il des modes d’expression spécifiques ?
Julie Crenn : Je ne pense pas qu’il existe des modes d’expressions spécifiques dans une volonté d’empowerment instillée par les artistes, tout est contenu dans leurs intentions et leurs manières de les faire parvenir au public. Cet empowerment peut concerner les espaces de représentations lacunaires, les oppressions et les assignations systémiques, la réclamation par les corps d’espaces publics dont ils sont exclus ou bien en situation d’insécurité, la manifestation de luttes traditionnellement invisibilisées. L’art permet d’installer publiquement une pluralité de problématiques relatives à la nécessité collective de reprise de pouvoir et de réclamations politiques légitimes.
Julie Crenn et Marie-Georges Fayn
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Renseignements pratiques
L’exposition « HOPE WILL NEVER BE SILENT » se tient à l’antre peaux, 24-26 Rte de la Chapelle, Bourges (18) du 11 février au 24 avril 2022, entrée gratuite, possibilité de rencontrer les artistes et de bénéficier de l’intervention d’une médiatrice – pour en savoir plus https://antrepeaux.net/hope-will-never-be-silent/
* LGBTIQIA+ initiales lesbian, gay, bisexual, transgender, transsexual, queer, questioning, intersex, asexual/aromantic, agender.
**Définition de l’empowerment collectif citoyen
Processus d’expansion de la puissance d’agir et du pouvoir d’influence d’un citoyen et de sa communauté, l’empowerment se déploie au travers de démarches d’émancipation. Le mouvement débute par une prise de conscience individuelle de personnes confrontées à des situations injustes, inacceptables, opprimantes ou menaçantes… Décidées à ne plus subir et à reprendre le contrôle de leur destin, elles unissent leurs forces au sein de mouvements solidaires. Individuellement et collectivement, les citoyens conquièrent les nouveaux territoires de la connaissance et de l’innovation créées en partage et défient les systèmes traditionnels. « Empowérés », les groupes montent en connaissances et en compétences, co-conçoivent des solutions alternatives et en retirent un sentiment de satisfaction, de maîtrise et d’agency (affirmation de son identité et de sa singularité). De nature subversive, l’empowerment ne se contient pas. Il peut réussir à inverser les rapports de force et entrainer un mouvement global de transformation politique en vue d’une société plus respectueuse des droits, plus éthique, plus socialement responsable. (Fayn, 2019)
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