En France, les 600 groupes Alcooliques Anonymes (AA) accompagnent 6 000 personnes sur le long chemin de l’abstinence. Leurs cercles distillent une entraide quasi thérapeutique, à l’alchimie subtile faite d’accueil bienveillant, d’absence de jugement et de responsabilisation... A ce titre les AA incarnent un modèle emblématique d’empowerment communautaire[1] centré sur les interactions entre une personne et ses pairs.
L’entraide, un puissant levier de transformation individuelle
Souvent mis au ban de la société, rejetés même par leur entourage, renvoyés par leurs employeurs, les alcooliques savent qu’il existe au moins un groupe où ils ont toute leur place. Leur intégration au sein des AA est vécue comme une réhabilitation sociale, une affiliation à une seconde famille. L’image du mouvement est d’ailleurs intimement liée aux groupes de paroles, « Les premières fois que j’ai participé à une réunion des AA, je me suis simplement présenté en utilisant mon prénom. L’idée de dire « Je suis alcoolique » me terrifiait. Lorsque j’ai finalement rajouté ces mots redoutés, je me suis couvert le visage et j’ai eu envie de hurler. En sortant du déni, j’ai pu commencer un long travail d’introspection » se souvient Albert
Priorité aux groupes d’entraide
Focalisés sur le bon déroulement de ces cercles de solidarité, les AA ne recherchent aucun partenariat externe à l’exception de quelques collaborations avec des institutions et des grandes entreprises en vue de mener des actions d’information publique. Ainsi, les AA ne financent aucune application de surveillance de la consommation d’alcool ni de recherche médicale visant à découvrir des nouvelles molécules qui diminueraient le besoin de s’alcooliser. Ils n’interviennent pas non plus sur la scène politique et ne militent en faveur d’aucune loi interdisant la publicité pour l’alcool ou autre. Cette ligne de conduite découle de principes établis dès leur création aux USA en 1948. Dans leurs statuts, les AA s’engagent à une stricte neutralité vis-à-vis des sujets sociaux, médicaux et politiques[2]. Ils ne font aucune déclaration publique qui pourrait mettre en péril leur vœu de discrétion et de réserve, essentiel à la confiance des membres en leur communauté et au sentiment de sécurité qui en découle. Ils ne veulent pas non plus créer de clivage interne, ni choquer ou éloigner des membres qui ne se reconnaîtraient pas dans leur prise de position. Ils tiennent également à préserver leur indépendance et leur statut de mouvement autogéré, centré sur le partage d’expériences, affranchi de toute influence extérieure. Surtout, les AA ne veulent pas compromettre le principe de responsabilisation personnelle sur lequel repose leur démarche d’abstinence.
Dans leurs groupes d’entraide chacun peut exprimer ses difficultés, raconter ses descentes aux enfers et son itinéraire de rétablissement.
Pourquoi l’anonymat est-il essentiel ? « D’abord pour protéger les participants car l’alcoolisme souffre encore d’une connotation morale négative. Beaucoup de personnes ne savent pas qu’il s’agit d’une maladie et le considèrent comme un vice, une faiblesse. Ensuite, au sein de l’association, il y a un souci d’égalité, il n’y a pas un alcoolique pauvre et un riche, un alcoolique médecin et un paysan. L’anonymat aide à se concentrer sur l’objectif premier d’abstinence. Enfin, du point de vue psychologique, il existe toute une problématique narcissique qui peut prendre la forme d’un ego parfois démesuré. L’anonymat permet d’éviter ce travers : dans un groupe AA on est un alcoolique parmi d’autres. C’est une démarche d’humilité aussi. L’acception est une manière de se rappeler d’où l’on vient. Et puis dès lors que l’on se croit plus fort que la maladie, on se met en danger. » prévient Marion Acquier, psychologue clinicienne, présidente de l’association française des Alcooliques Anonymes (2020-2024)[3].
Autre aspect important de la méthode AA : l’identification et la régulation de ses émotions. «Le récit des autres évoque ses propres travers. J’ai constaté une sorte de métabolisation par le groupe des témoignages des participants. Il ne faut pas oublier que le déroulement des réunions est particulier, chacun parle de ce qu’il vit. En retour, il ne reçoit pas de réponse à proprement parler mais une compréhension en profondeur. » analyse l’ancienne présidente. En dehors de la réunion, la personne a la possibilité de se faire parrainer et de recevoir un accompagnement personnalisé par des participants plus avancés dans leur travail de reconstruction.
La responsabilisation, une composante essentielle Le groupe témoigne sa confiance au participant en lui confiant des missions comme faire tourner le chapeau en fin de réunion dans lequel chacun donne ce qu’il veut (il n’y a pas d’adhésion), s’occuper de préparer la salle, le café. Quant aux bénévoles ils peuvent se voir confier des responsabilités nationales. C’est en acceptant ces charges que la personne qui peut avoir perdu l’estime d’elle-même reprend sa place dans un groupe social.
Le temps de la rencontre : un moment de fraternité privilégié
« Je dois aussi parler de ce qui est, à mon sens, le plus important : c’est l’amour fraternel, inconditionnel que l’on ressent dans ces réunions. Il y a des moments de joie et d’humour qui font que l’on y revient volontiers ».
Marion Acquier
Enfin, le processus d’empowerment individuel prend toute son ampleur quand le participant décide de contribuer à la pérennité de l’association. Quand il tient à rendre ce qu’il a reçu. Il devient alors parrain, assure des permanences dans les prisons ou les hôpitaux, les entreprises, les écoles, les centres de cure. « Il devient un maillon de la grande chaîne de solidarité des AA pour que “l’enfant qui naît aujourd’hui et qui sera un jour alcoolique puisse trouver une main tendue chez les Alcooliques Anonymes” comme les organisateurs tiennent à le rappeler en ouverture de l’Assemblée Générale. » conclut Marion Acquier.
Décryptage
La démarche des AA, fondée sur la responsabilité personnelle, s’appuie sur la notion de libre arbitre, principe hérité de la tradition judéo-chrétienne. Pour les AA, le chemin vers l’abstinence relève avant tout d’un engagement individuel consolidé par le soutien d’un groupe d’entraide. Ce modèle d’empowerment se décline en deux dimensions : individuelle, favorisant la prise de conscience critique, l’affirmation de soi et le contrôle sur son avenir, et communautaire, basé sur l’entraide entre pairs, l’écoute active et la compréhension partagée des situations de chacun.
Cependant, cette approche, centrée exclusivement sur l’individu et le groupe, reste volontairement à distance des facteurs externes qui contribuent à la dépendance, à savoir : les prédispositions génétiques, la pression culturelle, les plans marketing, ou encore les déterminants sociaux et économiques tels que le stress, la précarité, et l’inégale accès aux soins. En choisissant de ne pas faire pression sur les politiques publiques ou de ne pas participer à la recherche, de ne pas contribuer à la production de solutions palliatives (bière et vin sans alcool) ou techniques (applications de suivi de la consommation d’alcool), les AA concentrent leur intervention sur les premiers niveaux de l’empowerment et choisissent de ne pas investir les sphères collaboratives ou sociétales.
Ce positionnement, en parfaite cohérence avec leurs missions de soutien et d’entraide, les prive cependant d’une influence plus large. En effet, leur expertise unique pourrait être mise à profit dans le cadre d’initiatives visant à transformer les causes structurelles et les environnements nocifs, vecteurs de dépendance. Une telle évolution inscrirait leur action dans une perspective plus globale, elle apporterait des solutions complémentaires et soutiendrait une approche systémique de la lutte contre l’alcoolisme.
Marie-Georges Fayn
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Créé en 1945 et en 1960 en France. Les Alcooliques Anonymes comptent 6 000 membres qui se répartissent en 530 groupes réunis en présentiel, et 70 en distanciel. La fréquence des réunions varie de 2 fois par jour à une fois par semaine.
Pour en savoir plus : https://alcooliques-anonymes.fr/ https://www.aa.org/sites/default/files/literature/assets/ff-175_CPC_Presentation.pdf
[1] Le chercheur canadien William Ninacs définit l’empowerment communautaire comme un « milieu qui se prend en charge au bénéfice de l’ensemble et de chacun augmentant le pouvoir d’agir individuel et collectif. Ninacs, W. A. (2003). Empowerment: cadre conceptuel et outil d’évaluation de l’intervention sociale et communautaire. La clé: La coopérative de consultation en développement, 26.
[2] Fidélité aux traditions : Le programme des AA s’articule autour des « Douze Traditions », un ensemble de principes élaborés pour guider l’organisation. Ces traditions recommandent de ne pas accepter de financements externes, d’éviter toute publicité et de se concentrer exclusivement sur la mission des AA : aider les alcooliques à se rétablir grâce à l’entraide.
[3] Marion Acquier n’est pas alcoolique ; c’est une professionnelle et c’est à ce titre, qu’elle a été élue à la présidence des AA. Le fait qu’un ou une professionnel-le préside l’AA est inscrit dans les statuts à seule fin de protéger l’anonymat des personnes alcooliques mais aussi de protéger l’association du risque de rechute et d’incapacité du président ; ce qui menacerait l’avenir de l’association.
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