Le visiteur qui sort du Mémorial ACTe pour se rendre à l’exposition sur le chlordécone au Centre des Arts Maryse Condé pense entreprendre une simple balade culturelle. Il n’en est rien : bien que distants d’un peu plus d’un kilomètre, ces deux lieux sont en réalité à des années-lumière l’un de l’autre.
Le premier, le Mémorial ACTe, monument phare aux lignes audacieuses, ouvre majestueusement la baie de Pointe-à-Pitre. Ses 7 800 m² honorent la mémoire des millions de victimes de la traite négrière – cette infamie gravée au fer incandescent dans l’histoire de l’humanité. Ses installations multimédias retracent également la vie des résistants et les combats politiques menant à l’abolition de l’esclavage en 1848.
Le second, situé en plein centre ville n’est plus qu’une ossature en béton armé, un squelette de dalles et de poutres qui attend la reprise des travaux depuis 2009. Tout à la fois bâtiment en péril et scène en rébellion, ce colosse éventré est désormais livré aux alizés et à l’inspiration des artistes. . Son hall immense accueille musiciens et graffeurs dans une atmosphère de friche. Un escalier brut conduit aux étages. A gauche, au bout d’un couloir, une salle au plafond démesurément haut s’est transformée en dortoir pour chauves-souris, qui l’ont consciencieusement tapissée.
Malgré les assauts du temps, l’immeuble conserve encore les vestiges de sa splendeur passée.
Son vaste auditorium résonne encore des ovations de 1 200 spectateurs venus acclamer Miles Davis (1990) ou Cesária Évora (2007). Refusant de laisser sombrer ce fleuron de la culture guadeloupéenne, le kolèktif Awtis Rézistans – rassemblant musiciens, slameurs, danseurs, comédiens, circassiens, sculpteurs, conférenciers et simples amoureux de la culture – a pris possession des 7 000 m² pour le transformer en un tiers-lieu foisonnant, bouillonnant. Visites, concerts, expositions et soirées-débats insufflent depuis 4 ans une nouvelle vie au fragile édifice. Et paradoxalement, c’est dans cette architecture vacillante que se font ressentir les vibrations les plus intenses de la création contemporaine comme en témoigne l’exposition “Exposé.e.s au chlordécone” qui se tenait du 9 au 18 janvier et qui finalement est prolongée jusqu’au 31 janvier 2025. Co-organisé par Awtis Rézistans, l’association “EnVie-Santé*” cet évènement réunit 44 artistes et des scientifiques autour d’une double mission artistique et sociétale. Chaque créateur a été invité à présenter deux œuvres : l’une pour dénoncer les ravages du chlordécone sur la santé et sur l’environnement, l’autre pour imaginer des solutions et dessiner des perspectives d’avenir.
Comme le souligne un visiteur : « Il nous faut résister par tout moyen. Faire entendre notre colère et le cri de ces artistes qui mêle alerte, révolte et espoir. Se taire reviendrait à accepter l’inacceptable. » Un scandale à la fois sanitaire, environnemental et judiciaire**.
En marge des œuvres, conférences, débats publics et conversations prolongent la réflexion, engageant le public à s’approprier les enjeux et à imaginer des réponses collectives.
Focus sur 3 artistes : Blow, Solen Cap et Nicolas Nabajoth
Blow : L’expression d’une révolte face à un système oppressant.
Peindre tout haut ce que les gens pensent tout bas. Ce tableau représente le désir de rupture radicale : en finir avec le capitalisme débridé, dénoncer une gouvernance arrogante et autoritaire, et abolir une forme de monarchie moderne qui écrase les aspirations populaires.
« Mon œuvre incarne l’espoir d’un véritable changement, où le peuple retrouve sa souveraineté, comme cela devrait être dans toute démocratie. »
“Objectivement, on est maltraité, objectivement, on est censé dire merci ?” Blow – Capture d’écran ©https://www.facebook.com/share/1B8oDBVxuQ/?mibextid=wwXIfr
Solen Cap : Briser l’image idyllique de la Guadeloupe
Le tourniquet à cartes postales de Solen CAP ne propose pas de clichés idylliques des plages de sable blanc, de l’eau turquoise, des cocotiers, ni des forêts tropicales exhubérantes. Il expose des radiographies sombres d’organes touchés par le chlordécone. Ce contraste brutal rompt avec l’image de paradis tropical souvent associée aux Antilles.
Cette œuvre interpelle sur la réalité cachée derrière les paysages paradisiaques, une réalité où la santé des habitants est sacrifiée.
Radiographies d’une réalité Guadeloupéenne tronquée par le prisme du tourisme par Solen Cap – capture d’écran ©https://www.instagram.com/enviesante/reel/DE-0MJou3mA/
Nicolas Nabajoth : Et si l’affiche devenait un support de conscientisation
Utiliser les codes des affiches publicitaires, de la promotion et de la propagande pour questionner l’acceptation silencieuse d’un scandale qui a perduré 40 ans. Comment un produit aussi destructeur a-t-il pu être utilisé aussi longtemps ? Quelles complaisances ou quelles complicités ont empêché son interdiction ? Y compris celles des guadeloupéens…
“L’idée c’est essayer de nous conscientiser, nous faire voir à quel point on est capable d’accepter notre propre mise à mort”
Nicolas Nabajoth “Le chlordécone : une réalité explosive“
capture d’écran ©https://www.facebook.com/reel/1144073390665003
En lien la visite filmée de l’exposition par Judith Tchakpa publiée sur Facebook https://www.facebook.com/share/p/14XdMfNpbv/?mibextid=wwXIfr
https://www.facebook.com/story.php?
Awtis Rézistans
La Guadeloupe est une source d’inspiration pour un incroyable vivier d’artistes et de talents mais l’archipel manque de lieux d’exposition et surout d’une politique de soutien à la création locale. Avec « Exposé.e.s au Chlordécone », ‘’Awtis Rézistans’’ signe avec l’association « EnVie-Santé » un manifeste politique percutant. Artistes et chercheurs s’allient pour dénoncer les conséquences désastreuses du chlordécone, s’opposer au non-lieu rendu après 16 ans de procédures judiciaires et proposer une vision pour la Guadeloupe de demain. « Difficile résilience quand injustices et iniquités s’accumulent : le coût de la vie exorbitant, les coupures d’eau récurrentes, l’impossibilité de cultiver certains produits***, les violences, les arrestations, le départ des jeunes diplômés, le délitement de la société…
Ici, les scandales sont quotidiens ; nous sommes épuisés mais nous devons lutter pour ne pas céder au fatalisme ni à la désespérance », témoigne Florence Naprix, membre active du collectif.
Pour Awtis Rézistans, l’art est une arme de sensibilisation, un moyen de dénoncer les injustices systémiques, les absurdités et la précarité qui gangrènent la société guadeloupéenne. « En tant qu’artistes, nous devons être des sentinelles, éveiller les consciences et toucher les cœurs pour provoquer le changement », ajoute-t-elle.
En associant art et engagement, Awtis Rézistans entend faire de chaque acte de création, de chaque geste de solidarité et de chaque prise de parole publique une invitation à penser ensemble l’avenir de la Guadeloupe.
Marie-Georges Fayn
*EnVie-Santé (Environnement, Vie et santé) a été fondée en 2013, à l’initiative de médecins très inquiets de l’impact du chlordécone en particulier et des pesticides en général sur l’environnement et la santé des guadeloupéens.
**Le Chlordécone, un scandale environnemental, sanitaire et judiciaire
Le Chlordécone est un pesticide utilisé pour lutter contre les charançons dans les bananeraies de la Martinique et de la Guadeloupe de 1972 à 1993, alors que sa toxicité était connue depuis les années 1970 et même 1960 ou 1969 selon certaines sources et qu’il a été classé comme possible cancérogène dès 1979 par l’Organisation mondiale de la santé. Finalement interdit en 1990, le chlordécone a cependant continué à être utilisé aux Antilles jusqu’en 1993 par dérogations successives, signées par les ministres de l’agriculture français. Durant plus de vingt ans le chlordécone a contaminé sols, rivières, nappes phréatiques, bétail, milieu marin proche, poissons, crustacés, légumes-racines… et la population. Et ses effets délétères sur l’environnement et sur toute la chaîne alimentaire se poursuivront durant 700 ans, la molécule de ce perturbateur endocrinien étant très persistante.
En Guadeloupe, la quasi-totalité (95 %) des 380 000 habitants est contaminée selon les résultats de l’étude Kannari 1 de Santé publique France menée en 2013-2014. Ces travaux ont été prolongés par l’étude Kannari 2 initiée en 2024 https://www.santepubliquefrance.fr/content/download/601467/4179717?version=3
Les effets sur la santé sont dévastateurs : augmentation des risques de cancer de la prostate (deux fois plus de cas aux Antilles qu’en métropole), de prématurité, de retard sur le développement cognitif et moteur des nourrissons selon l’Inserm (2012)
La justice avait été saisie en 2006 par plusieurs associations martiniquaises et guadeloupéennes qui avaient déposé plainte pour empoisonnement, mise en danger de la vie d’autrui et administration de substance nuisible. En 2008, le tribunal judiciaire de Paris avait ouvert une information judiciaire. S’en suivirent 16 ans de procédure qui débouchèrent sur un non-lieu définitif – et déconcertant – rendu le 5 janvier 2023 et ce, malgré la reconnaissance du scandale sanitaire et de son impact sur la population et l’environnement. Raisons invoquées : la prescription des faits et la difficulté de « rapporter la preuve pénale des faits dénoncés commis dix, quinze ou trente ans avant le dépôt des premières plaintes en 2006 ».
Un mouvement populaire s’était élevé contre ce non-lieu incompréhensible, qualifié de “déni de justice” par les parties civiles qui ont contesté la décision et déposé un recours.
Parallèlement, un autre front judiciaire a été ouvert pour statuer sur la nature de la pollution au chlordécone. Peut-elle être considérée comme un empoisonnement ? Auquel cas il s’agirait d’un crime et l’affaire serait jugée aux Assises et non plus en correctionnelle
D’ores et déjà les victimes du pesticide sont en droit de demander des indemnisations. Depuis septembre 2024, 200 dossiers ont été déposés, 114 ont été déposés en Guadeloupe et 84 en Martinique et 154 ont été validés et perçoivent une indemnité trimestrielle de 2 616€
***Sur les sols les plus pollués – dont la teneur en chlordécone est supérieure à 100 mg de chlordécone par kg de sol sec-, il est impossible de cultiver les légumes racines (igname, carotte, patate douce…), même les fourrages consommés par les animaux sont significativement contaminés. Certaines zones sont également interdites de pêche en raison de la présence de chlordécone notamment au Sud Basse-Terre.
Source Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DRAAF)
Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DRAAF)
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