50- 15/06/2022 Toute personne qui s’intéresse à l’empowerment visitera le Brésil à la rencontre de Paolo Freire (1970), pédagogue brésilien auteur de la définition princeps “l’empowerment est un processus de libération des opprimés par la pratique émancipatrice de l’éducation“. Moins évident par contre le détour par le Cameroun à la découverte du philosophe Fabien Eboussi Boulaga dont la pensée sur l’identité de l’homme noir fait écho à cette conception de l’émancipation. Le rapprochement audacieux entre les deux auteurs a été réalisé à l’occasion du projet éditorial original des Pr. Yves-Frédéric Livian (Lyon) et Marc Bidan (Nantes) désireux d’enrichir le management par des pensées venues d’ailleurs ; une invitation au voyage et à l’ouverture de nos chakras sur le vaste monde des grands auteurs. Une soixantaine d’explorateurs ont relevé le défi de cette aventure aux confins du management, en compagnie de 41 grands intellectuels. Pour ma part, j’ai été conviée par mes co-auteurs, Koffi Selom Agbokanzo et Éric Mutabazi à une réflexion une version africaine de l’empowerment : “EBOUSSI BOULAGA OU UN DÉCRYPTAGE AFRICAIN DE L’EMPOWERMENT” publié aux éditions EMS (Editions Management & Société) Voici un résumé de la partie empowerment collectif.
Tout d’abord quelques mots pour introduire Fabien Eboussi Boulaga (1934 – 2018), successivement étudiant à Yaoundé (Cameroun) et à l’Institut Catholique de Lyon. Docteur en philosophie, puis jésuite, il quitte les ordres pour enseigner la philosophie et écrire des ouvrages parmi lesquels on citera « La crise du Muntu[1] » en 1977 et « Christianisme sans fétiche » en 1981, «l’audace de penser» en 2010.
Posons aussi la définition actualisée de l’empowerment, un phénomène social qui transforme une vulnérabilité individuelle en une force collective. Face à une injustice, une discrimination, une voix s’élève, rejointe par d’autres témoignages. De cette prise de conscience individuelle et plurielle nait une volonté d’agir ensemble pour améliorer le quotidien et avoir une influence sur les causes profondes. C’est alors que se déploie le processus d’empowerment, soutenu par un esprit d’entraide et une intelligence collective. Pourquoi le terme collectif est-il important ? Parce qu’un individu ne peut à lui seul contrer les forces sociales. Pour avoir prise sur le système, il est nécessaire d’intervenir conjointement et solidairement sur trois niveaux communautaire, collaboratif et sociétal [2].
Les textes d’Eboussi Boulaga parlent sans le nommer du processus d’empowerment. Le philosophe remet en question l’ordre religieux, la société africaine post-coloniale, à déconstruire sa situation de « soumis » aux institutions qui lui sont structurellement défavorables. Il invite l’homme noir à « discerner les éléments objectifs qui ont fait sa faiblesse, sa colonisabilité, à reconquérir, son identité propre ».
A priori nous sommes loin des sciences de gestion ?
Pas tant que ça. La crise écologique sans précédent qui nous menace d’extinction oblige à regarder avec lucidité un système que les sciences de gestion ont contribué à établir. Nous pensons aux rendements à court terme, aux exploitations sans limite des ressources du vivant, à la flexibilité poussée de la main d’œuvre, la réduction des personnes à une valeur financière… On voit bien que la course en avant ne profite ni aux salariés ni aux clients ni aux habitants de cette planète, que la société de consommation a imposé sa culture et que d’une certaine manière elle a « colonisé » notre mode de vie.
Quand Eboussi Boulaga s’insurge contre les idées toutes faites qui cautionne le postulat de la supériorité d’un homme sur son semblable grâce à une organisation socio-historique. On peut faire le parallèle avec les organigrammes verticaux, pyramidaux dans les entreprises.
Quand Eboussi Boulaga invite à réfléchir sur la manière dont «le pouvoir est exercé, distribué, confisqué ; comment il se fonde, se personnalise, se mythologise, comment se prennent les décisions, comment on fait participer à leur élaboration ou comment on en exclut ceux qui en porteront les conséquences ? ». On peut poser ces questions dans une entreprise, surtout la dernière comment on en exclut ceux qui en porteront les conséquences ? – c’est redoutable !
Employés et clients comprennent bien que -malgré les discours- le modèle mis en œuvre par l’entreprise profite d’abord aux actionnaires et dirigeants, au détriment de leur bien-être individuel et collectif. On a tous en tête des exemples où l’entreprise fait valoir un gain d’autonomie au client alors qu’elle lui délègue une partie des tâches, tout en lui imposant des procédures complexes et contraignantes. On n’est pas loin d’une soumission librement consentie.
Mais en interne, la situation a évolué ? les entreprises, qu’elles soient publiques ou privées, n’ont-elles pas démocratisé leur gestion depuis longtemps ?
Effectivement, elles sont de plus en plus nombreuses à revendiquer une gouvernance participative. Mais sur ce point restons vigilants parce que les responsables ne vont pas toujours au bout de la logique qui voudrait une co-construction des organisations, de nouvelles formes de concertation, de co-prises de décision… Bien souvent sous couvert d’empowerment accordé aux salariés, les responsables cherchent à accroître et à individualiser leurs contributions et leur engagement dans la poursuite d’objectifs de rentabilité définis en amont.
Pour éviter les dérives qui selon le philosophe d’entreprise Thibault Brière[3] détournent une promesse de management participatif en un processus de disciplinarisation imposé, il faut réinventer une coopération sociale et citoyenne propice à l’expression d’une volonté commune…
Eboussi Boulaga plaide en faveur d’un développement différent d’organisations plus favorables à la vie humaine individuelle et collective « avec l’expérience acquise de l’humanité, les connaissances les plus fines et une éthique de la responsabilité vis-à-vis de la nature» (Eboussi Boulaga, 2010 – convergences p. 25).
Marie-Georges Fayn
—-
Agbokanzo K. S., Mutabazi E., Fayn M.G. (2022), Fabien Eboussi Boulaga, un décryptage africain de l’empowerment in Livian Y-F. et Marc Bidan (Dir.) Les grands auteurs aux frontières du management – Quand les idées traversent les frontières, EMS (Editions Management & Société), 253-270.
[1] Muntu : universalité de l’homme noir / Lien du terme Muntu avec l’empowerment : être individuel et collectif à la fois.
[2] Processus multidimensionnel de l’empowerment collectif Communautaire, c’est la construction du « nous-ensemble » ; l’étape où des individus, poursuivant le même objectif ou la même cause, font société.
Collaboratif, désigne un niveau plus structuré de partage et de création de connaissances, de compétences, de maîtrise des ressources et de conception de solutions et d’actions coordonnées. Les ressources et soutiens ainsi créés et prodigués constituent le capital communautaire du groupe
Sociétal enfin, lorsque le mouvement positionne son action et ses revendications au niveau politique. Ses interventions concernent alors l’organisation sociale dans son ensemble. Il s’agit alors de transformer « les mots et le monde » (Freire, 1970).
[3] Brière T (2021), Toxic Management, Robert Laffont
En postant un commentaire sur www.selfpower-community, vous acceptez les règles de l’espace réaction et reconnaissez à www.selfpower-community la capacité de ne pas publier certaines contributions sans avoir à motiver cette décision.
prendre connaissance des règles