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Les tiers-lieux, terreaux d’empowerment

48- 02/05/2022 “Agir ensemble pour créer de la convivialité, de la sociabilité, des emplois, pour préserver les savoir-faire locaux, promouvoir le développement durable, vivre son idéal et transformer le monde” : les tiers lieux expérimentent de nouvelles formes de collaborations. A mi-chemin entre le domicile, le travail, le service d’aide, le commerce, le café, l’espace numérique et le centre culturel, ils inventent un concept inclassable qu’ils déclinent à l’infini. Pour en saisir la dynamique, Selfpower-Community a rencontré Déborah Ozil co-réalisatrice d’un podcast dédié aux tiers-lieux. Retour d’expérience sur un Tour de France en 6 étapes*…

« Tous les tiers lieux ne se ressemblent pas. Il en existe plus de 3 000 sur le territoire. Nous en avons sélectionné 6 qui, à leur manière, réinvestissent le politique. Je parle de politique en action à travers des initiatives qui changent notre façon de faire société» souligne Déborah Ozil.

Tiers-lieux : un trait commun la liberté

Liberté et modularité d’un patrimoine en danger. Les sites retenus sont chargés d’histoire. Partout, chez les fondateurs la même envie de faire revivre des architectures hors normes mais laissées à l’abandon, comme c’est le cas dans les Cévennes (48) avec le Relais de l’Espinas, autrefois point de passage des diligences, ou à l’Hermitage à Autrêches (60) dans l’Oise**, ancien hôpital pour lépreux, ou encore avec Coco Velten à Marseille (13)***, bâtiment désaffecté de la préfecture ou encore le Wip à Colombelles (14) en Normandie, ancienne usine métallurgique devenue espace de co working, médialab, centre événementiel professionnel ou culturel et… destination touristique (voir illustration).

Ces lieux en friche et pleins de contraintes se révèlent finalement inspirants. Dès le départ, il faut faire un effort de créativité pour en repenser l’usage. « En cohérence avec leur philosophie résiliente, ces tiers lieux font avec ce qui existe. Les espaces vacants qui n’avaient plus d’utilité sont à nouveau occupés et leurs fonctions réinventées au fur et à mesure. »  C’est d’ailleurs une caractéristique des tiers-lieux que d’être pluridisciplinaires. Ainsi les activités sociales ou d’hébergement côtoient, les TPE/PME, les ateliers d’artisanat, la permaculture et le centre de formation. Bien souvent le même espace sert tour à tour de café, de salle de conférence, d’atelier, de salle de spectacle… Les tiers lieux pensent l’espace de manière transformative, on y travaille, on s’y distrait, on s’y retrouve, on échange des savoirs… La modularité des espaces joue un rôle important dans la capacité des tiers lieux à imaginer de nouvelles façons de vivre ensemble et de collaborer. 

Liberté de concevoir ensemble, en dehors du cadre. Les fondateurs ont certes des projets en tête mais avant de se lancer, ils partent à la rencontre des habitants, écoutent leurs besoins, mènent des études de faisabilité, de préfiguration, testent, adaptent, associent d’autres collectifs, prennent le temps de l’expérimentation. « Quand on visite un tiers-lieu, on voit l’aboutissement. On ignore souvent le relationnel qu’il a fallu développé, pour construire ensemble des projets qui sortent des sentiers battus, rechercher des partenaires et des financements.» A la campagne, les tiers-lieux sont devenus les nouvelles places du village.

Dans un tiers-lieu, la valeur, c’est le lien. Il faut du temps pour instaurer d’authentiques relations de confiance, pour mobiliser des acteurs disséminés sur le territoire. La formule : un vrai dialogue, une bonne dose de transdisciplinarité, une généreuse quantité d’imagination et de détermination. On verse le tout dans le tube à essai de l’expérimentation et on analyse les réactions et la maturation des idées . « C’est lors de ce travail avec les autres et sur soi-même qu’émergent des solutions plus fortes, des réponses plus globales.  Le tâtonnement et l’ajustement progressif des pratiques sont des dimensions incompressibles. Il serait utopique d’arriver sur un territoire et de penser pouvoir faire quelque chose d’extraordinaire en sautant ces étapes. »

L’État engagé auprès des tiers-lieux ©Ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités locales -Extrait du dossier de presse du 27 août 2021 – P4 https://www.cohesion-territoires.gouv.fr/sites/default/files/2021-08/ANCT-DP-TiersLieux-2008_EXE_BD.pdf

Liberté d’adaptation permanente Dans un tiers-lieux, les projets sont souvent transitoires. Ils évoluent en fonction des attentes, des urgences et des dynamiques. Pendant la crise de la COVID, les tiers-lieux ont su se réinventer. Ils ont développé leurs multi-activités et permis de maintenir le lien social, montrant ainsi l’agilité de la structure et sa capacité à répondre aux urgences sociales. Durant l’épidémie, à Marseille, Coco Velten qui avait ouvert une cantine s’est transformé en coordonnateur d’aide alimentaire, de la distribution de repas à la livraison, en passant par la maraude pour identifier les personnes fragiles. Dans d’autres tiers lieux, des masques et des visières ont été fabriqués dans des délais hyper serrés et des attestations ont été largement distribuées au public.

La grande diversité des statuts illustre aussi la plasticité des tiers-lieux où cohabitent des structures associatives, des SCIC, des SCOOP, des auto-entrepreneurs, des centres de formation…
Quant aux financements, ils sont panachés et combinent investissement privés, subventions des collectivités locales et financement citoyen par crowdfunding…

Liberté d’accès aux savoirs, à la culture, au numérique, aux démarches administratives, à un foncier au prix maîtrisé ou encore aux technologies. « Ce qui frappe, c’est l’ouverture des lieux et le mélange des profils qu’on y rencontre. Dans notre entourage, nos relations sont souvent limitées aux personnes qui nous ressemblent. Dans les tiers lieux, des gens qui n’ont pas l’habitude d’être ensemble font l’effort de se réunir. Ils misent sur l’intelligence collective et la solidarité pour résoudre les problèmes ». Cela a été vérifié dès leur créationAinsi, beaucoup de tiers lieux ouverts dans les campagnes visent la lutte contre la fracture numérique. Ils réunissent des très jeunes et très âgés, des férus du numérique, hyper connectés et des ruraux qui ne connaissent pas internet et se sentent exclus de la société. Par exemple, certaines personnes n’arrivaient pas à toucher des aides sociales parce qu’elles n’avaient pas accès ou ne savaient comment remplir les formulaires en ligne… Les tiers lieux ont mis des compétences et du matériel à l’attention de ces personnes. Résultat : des gens qui ne se connaissaient pas, ne se fréquentaient pas, ont réussi à se connecter au propre et au figuré et à se sortir des méandres administratifs. 

Avoir rendu possible une autre façon de concevoir l’engagement collectif n’est pas la moindre des victoires des tiers-lieux

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Décryptage 

Tiers-lieu : une organisation empowérante qui insuffle puissance d’agir et pouvoir de transformation

Confronté à l’urgence des situations d’isolement et d’exclusion, aux problématiques environnementales, aux inégalités territoriales, à la désertification des territoires, chacun désespère de ne pouvoir changer le cours des choses. Pour sortir de l’incapacité et de la frustration individuelles, beaucoup font le choix de rejoindre un collectif afin de construire un avenir en phase avec leurs valeurs et qui tienne compte des réalités locales.

Dans les territoires qui semblent abandonnés par les politiques publiques, les tiers-lieux recréent du lien social entre les habitants. La concertation est de mise (empowerment communautaire). Chacun a son mot à dire sur le fonctionnement et les missions de ces lieux et les experts n’ont pas de position hiérarchique particulière.

La gouvernance est organisée en cercles décisionnaires, un par activité. Chaque cercle possède ses animateurs qui ont pour mission d’associer tous les acteurs. Ils les font participer à l’élaboration des règles, aux prises de décision, à la conception et à la mise en place de projets.

Les tiers-lieux expérimentent d’autres façons d’être en commun, d’apprendre, de travailler, de consommer, de produire, de s’auto-gérer (empowerment collaboratif). Les échanges sont marqués par le souci de décloisonner les activités au service de l’intérêt général. Ce fonctionnement démocratique et collaboratif place les membres dans une position de pouvoir partagé. Il reconnaît à chacun une capacité d’agir, de faire et d’imaginer des solutions collectives.

Et ça marche… même si le montage et les financements semblent précaires, même si la flamme de la démocratie de proximité a sans cesse besoin d’être ravivée, de même que son prolongement dans l’action civique, même s’il n’est pas toujours très clair de positionner les tiers-lieux face aux collectivités.

Malgré ces fragilités, les tiers lieux sont la preuve que les citoyens sont en mesure de s’organiser pour pallier les carences et les défauts du système ; ce  qui est la définition même de l’empowerment collaboratif. Qu’il s’agisse de la lutte contre l’isolement, l’entre soi, l’exclusion, la perte d’emplois salariés, la fracture numérique et sociale, l’urgence climatique, la disparition des communs… ils organisent l’accès aux ressources, le partage de connaissances, la mutualisation des lieux, des ressources et des savoirs, parfois à côté, parfois en lien avec les circuits officiels.

Reste la question du politique. A l’échelle nationale les tiers-lieux sont représentés par des structures fondées par le gouvernement comme l’Association France Tiers-Lieux ou le Conseil National des Tiers-Lieux qui réunit 64 représentants des tiers-lieux. Mais l’observateur attend autre chose que l’approbation ministérielle. Il espère que les tiers-lieux, du fait de leur expérience singulière, deviennent une force de propositions en matière de reconnaissance de l’engagement citoyen dans des projets collectifs, de renouveau de la démocratie et des politiques de soutien à l’aménagement du territoire dans toutes ses dimensions, sociales, économiques, pédagogiques, culturelles.

Cette recherche sera d’ailleurs au cœur des prochains podcasts de « T’as de beaux lieux » qui iront à la découverte des nouvelles façons de vivre la citoyenneté et la démocratie locales. 

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T’as de beaux lieux

Fondé en 2021 « T’as de beaux lieux » est un podcast documentaire imaginé par Déborah Ozil et Anaïs Gruson ; une invitation au voyage dans une France qui préfigure le monde de demain plus solidaire, plus soutenable, plus vivable, plus respectueux de la planète et de ses êtres vivants. Les 6 premières émissions ont été co-produites par l’association Nouveaux Imaginaires et le Studio Ground Control.                 

“Si je me suis passionnée pour les tiers-lieux c’est parce que j’avais besoin de donner du sens à mon travail. Je n’adhérai pas à la logique de l’entreprise où les chefs passent leur temps à enlever du pouvoir et de la dignité aux salariés, à produire des biens qui détruisent la planète. Ce sentiment est d’ailleurs largement partagé par les jeunes générations qui ont très envie de déconstruire ce système pyramidal. J’avais besoin de partir à la découverte d’une organisation qui tout à la fois libère et responsabilise, qui mélange les générations, qui prend le temps d’expérimenter, de tâtonner… ” Déborah Ozil

Retrouvez le tour de France 2021 des tiers-lieux en 6 étapes sur https://www.groundcontrolparis.com/podcasts/t-as-de-beaux-lieux/

– Le Relais de l’Espinas, Cévennes (48)
– L’Hermitage, Autrêches (60)
– Le WIP, Colombelles (14)
– Open Lande, Nantes (48)
– La Quincaillerie “Numérique”, Guéret, (48)
– Coco Velten, Marseille (13)


**L’Hermitage
à Autrêches (60) accueille sur ses 30 ha des entreprises, des ateliers et des animations autour de l’agroécologie et du bon usage des nouvelles technologies.

***Coco Velten, ce tiers-lieu implanté à Marseille (13) sur 4 000m² est devenu un haut lieu de convivialité, de services de proximité avec cantine et d’échanges culturels.

Marie-Georges Fayn