Sur la trace des panthères grises

66- 01/08/2023 « Les panthères grises », le célèbre mouvement “contre l’âgisme et pour la justice sociale” lancé Outre-Atlantique par les femmes seniors dans les années 1970, a fait l’objet de nombreuses publications scientifiques. La dernière en date, signée d’Olivia Boukydis[1], analyse leur combat au prisme du cosmopolitisme critique ; cette philosophie repose sur l’idée que les individus sont à la fois membres d’une communauté politique locale et d’une humanité confrontée à des défis planétaires. Selfpower Community a voulu mettre en lumière cette publication pour plusieurs raisons. D’abord pour saluer le travail accompli par l’association malgré son effacement depuis la disparition de sa fondatrice, Maggie Kuhn en 1995. Ensuite parce que la lutte contre la relégation des personnes âgées au rang de citoyens de seconde zone reste d’une criante actualité. En effet, la situation économique, sanitaire et sociale des “aîné-e-s de la tribu” ne cesse de se dégrader. Particulièrement fragiles, les plus de 60 ans ont enregistré le plus de décès (90%) durant la pandémie de COVID (2020-2022). Aujourd’hui, leur existence est toujours menacée. Victimes de maltraitances dans les maisons de retraite et de discrimination dans un système de santé en crise, ils souffrent d’ostracisme dans une société qui refuse le vieillissement. Or leur groupe n’a jamais été aussi important : il représentera près du quart de l’humanité en 2050.
Enfin, du point de vue académique, il est intéressant de souligner la proximité du cosmopolitisme critique avec l’empowerment collectif, tous deux relèvent de la même dynamique transformationnelle. Décryptage…

"Les personnes âgées sont dépeintes comme des bébés ridés, dépendants et impuissants, incapables de contribuer à la société"
Maggie Kuhn (1977)- (Ciafone, 2021)

Fondée aux USA en 1970 par Maggie Kuhn forcée à prendre sa retraite à 65 ans, les panthères grises luttent contre l’âgisme (discrimination en fonction de l’âge) qui prive les vieux comme les jeunes de pouvoir et d’influence. Ce mouvement social rassemble des militant-e-s qui se sentent dévalorisées au sein d’une société qui les ignore et les isole. Selon les panthères grises, l’âgisme est une maladie sociale, aussi insidieuse et omniprésente que le racisme ou le sexisme : considérées comme des fardeaux, les personnes âgées finissent par intérioriser cette perception négative. Elles perdent toute confiance et estime d’elles-mêmes. Elles se sentent inutiles, n’ont plus envie de communiquer et finissent par s’isoler (Nelson, 2017). Luttant contre leur dévalorisation institutionnalisée, dénonçant leurs difficultés financières et leurs accès aux soins restreints, les panthères grises interpellent la société et les autorités. Elles utilisent les formes modérées et non violentes de sensibilisation comme les courriers, les pétitions et l’humour. Leur objectif : changer le regard sur les femmes âgées, améliorer leurs conditions de vie et promouvoir la collaboration intergénérationnelle.

Vieillissement rapide de la population mondiale
Entre 2015 et 2050, la proportion des 60 ans et plus dans la population mondiale va presque doubler, passant de 12 % à 22 %.
En 2020, le nombre de personnes âgées de 60 ans et plus a dépassé celui des enfants de moins de cinq ans.
En 2050, 80 % des personnes âgées vivront dans des pays à revenu faible ou intermédiaire. 
Source : OMS,2022 
https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/ageing-and-health

Collaboration et activisme intergénérationnels 

Parmi les dernières actions menées par les panthères grises on retiendra des webinars « les mardis de la transformation [2]». Ces sessions en ligne portent sur l’amélioration des soins dispensés aux résidents dans les maisons de retraite ou aux personnes handicapées dans les établissements de long séjour. En effet, lors du confinement survenu durant la pandémie de COVID, les résidents n’ont pas pu recevoir la visite de leurs proches. Or l’isolement tue aussi. Pour que cette situation ne se reproduise plus, les panthères grises ont mené une campagne nationale et fait équipe avec des défenseurs des droits de l’homme. Elles ont déposé un projet de loi portant sur les droits de visite et sur la personne de confiance.

Les panthères grises soutiennent également la campagne “Villes amies des aînés”[3] et défendent un modèle de cité qui respecte le droit de vivre dans la sécurité et la dignité. Concrètement, cela passe par l’aménagement d’environnements inclusifs et adaptés aux personnes âgées et la mise en place de soutiens favorisant leur autonomie et qui profitent à tous : transports accessibles, mesures de sécurité routière, espaces verts et publics, adaptation au changement climatique, soutien communautaire et accès aux services de santé…. Des revendications en résonance avec l’objectif de développement durable (ODD) n°11 “« Faire en sorte que les villes et les établissements humains soient ouverts à tous, sûrs, résilients et durables »”

Les panthères grises organisent aussi des séminaires d’initiation à l’autodéfense[4],

Dernièrement elles ont lancé une alerte pour dénoncer l’inhumanité des décisions de la Cour suprême concernant la discrimination positive, les droits des LGBTQ+ et les prêts étudiants… [5]

Depuis 30 ans, les panthères grises s’affirment comme un mouvement pérenne de coalition d’âge et de jeunesse. Leurs plaidoyers dépassent la défense de leurs propres intérêts ; elles militent pour un monde plus empreint d’humanité et respectueux des différences. Par leur enthousiasme et leur créativité, elles témoignent des bénéfices combinés de la collaboration intergénérationnelle et de l’activisme. Leur modèle peut être considéré comme une piste prometteuse pour qui veut lutter contre les ségrégations par l’âge et rajouter de l’enthousiasme et de la combativité aux approches traditionnelles du bien vieillir.

Un engagement civique salutaire également à titre personnel
L’OMS a établi une corrélation entre l'activisme et le vieillissement en bonne santé ; 
l’activisme a un effet booster sur la capacité fonctionnelle et le bien-être à un âge avancé (Organisation mondiale de la santé, 2020 ; Hutchinson & Wexler, 2007 ; Narushima, 2004).

Un thème toujours d’actualité

En France, plusieurs scandales au grand âge ont frappé l’opinion publique

Les personnes âgées, premières victimes du Covid (2020) : un documentaire réalisé par Xavier Deleu et Julie Pichot établit que “les personnes âgées ont été sacrifiées en étant trop tardivement prises en charge par des services de secours débordés. Quand ils ne se voyaient pas carrément refuser l’admission en soins intensifs à l’hôpital, considérés comme non prioritaires“.
Source : Le Monde, 18 novembre 2020 – https://www.lemonde.fr/culture/article/2020/11/18/covid-19-que-se-passe-t-il-vraiment-dans-les-ehpad-un-scandale-de-sante-publique_6060263_3246.html

Le scandale Orpea (2022) : Dans le livre “Les Fossoyeurs”, le journaliste Victor Castanet dénonce les maltraitances à l’encontre des personnes âgées et détournements de fonds commis au sein des établissements du groupe leader des maisons de retraite.

En juin dernier le Pr Armelle Gentric, cheffe de service de gériatrie et professeur de gériatrie à la faculté de médecine (CHU de Brest), et Cyril Hazif-Thomas, chef de service de l’intersecteur de psychiatrie de la personne âgée et directeur de l’Ereb[6] ont lancé une alerte contre « les discriminations envers les patients les plus âgés dans le monde de la santé ». Ils dénoncent les attaques contre les vieux traités de bloqueurs de lit ou ignorés de la prévention. L’âgisme fait selon eux des ravages dans le domaine de la santé…

Décryptage : le cosmopolitisme critique et l’empowerment collectif citoyen, des notions proches qui peuvent servir de cadre théorique au mouvement des panthères grises

Selon la théorie développée par Holton (2002), le cosmopolitisme est une pensée issue de modèles universels qui visent la convivialité planétaire, la citoyenneté mondiale et le bien-être de l’humanité. Le cosmopolitisme critique revisite ce grand dessein en tenant compte des particularités locales et culturelles. La compréhension des points de vue dissidents passe par des mécanismes de communication délibérative, d’échange dialogique, d’analyse critique, d’interaction et d’engagement avec l’autre. Ils conduisent à une mutuelle adaptation de soi et de la société (Djurdjevic & Roca, 2016 ; Hulme, 2019). En d’autres termes le cosmopolitisme critique interroge les structures de pouvoir et les idéologies dominantes qui, malgré leurs intentions parfois positives, perpétuent les oppressions, les inégalités et les marginalisations. Pour éviter les dérives des théories trop normatives, les philosophes encouragent la pluralité, le respect des différences et les perspectives inclusives, favorables à l’épanouissement des individus et des communautés au sein d’un ordre mondial plus juste et équitable. Les Panthères grises adhèrent à cette vision quand elles luttent contre les fractures sociétales entre jeunes et vieux, quand elles soulignent l’imbrication inter générationnelle et qu’elles plaident pour que les générations se parlent, interagissent et partagent une responsabilité sociale (Delanty, 2009 ; Whittington, 2010)

L’empowerment collectif citoyen caractérise le processus de conscientisation, de résistance, d’interaction, d’action et de réforme déployé par les membres d’une même communauté. Portées par la volonté de s’opposer à « la domination de l’Etat, du marché, du système » (Friedmann, 1992) ce groupe affirme sa pensée originale et sa singularité qui sont l’expression de son identité collective. Ses membres s’unissent pour remédier ensemble aux injustices et surmonter les obstacles dans le but de rendre les normes sociales plus inclusives et plus favorables (Perkins et al., 2002). Le processus d’empowerment débute par une prise de conscience individuelle des inégalités et une volonté de ne plus les subir. Il se poursuit par la rencontre de personnes confrontées aux mêmes difficultés et la mise en commun de leurs récits. Les observations plurielles d’un réel accablant instruisent une analyse critique des rapports de domination et mènent à la conception de solutions correctrices ainsi qu’à la remise en question des causes profondes à l’origine des injustices.

Les transformations sociétales visées par le cosmopolitisme critique ou pat l’empowerment collectif citoyen sont du même ordre ; elles relèvent toutes deux d’une confrontation personnelle à un dysfonctionnement qui heurte un idéal de justice et d’inclusion. Les processus de transformation sont également très proches : coopération entre personnes concernées par le même problème social, mise au point de contre-mesures, analyse des jeux de pouvoir et propositions de réformes d’un système qui discrimine une partie de sa population. La démarche prend appui sur l’engagement individuel, l’échange et la coopération autour de projets concrets. La phase opérationnelle passe par un repérage des opportunités, la constitution de groupes d’actions et un plaidoyer pour des réformes de fond. Et c’est exactement la description du processus d’émancipation et d’affirmation suivi par les panthères grises.

Les deux niveaux collaboratif et sociétal donnent souvent lieu à la création d’alliances avec d’autres mouvements, comme cela a été le cas pour les panthères grises avec des groupes de jeunes ou de défense des droits de l’homme.

Marie-Georges Fayn

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[1] Boukydis, O. (2023). The Gray Panther Movement as a Model for Intergenerational Approaches and Late-Life Activism: A Critical Cosmopolitan Perspective. Journal of Intergenerational Relationships, 1-18. Pour mener à bien sa recherche, Olivia Boukydis a étudié différents documents : archives,  séquences vidéo, articles de journaux et de documents de presse associés.

[2] https://www.graypanthersnyc.org/post/encore-presentation-assuring-human-rights-for-older-persons-in-long-term-care-facilities – https://www.graypanthersnyc.org/blog

[3] https://www.graypanthersnyc.org/post/join-us-july-13-2023-age-friendly-cities-and-sdg-11-a-template-for-everyone

[4] https://www.graypanthersnyc.org/post/kick-the-crap-out-of-ageism-introductory-self-protection-seminar-for-seniors-april-15

[5] https://www.graypanthersnyc.org/post/the-inhumanity-of-the-supreme-court-s-decisions-on-affirmative-action-lgbtq-rights-student-loans

[6] https://sfgg.org/espace-presse/revue-de-presse/ces-deux-medecins-alertent-contre-les-discriminations-envers-les-patients-les-plus-ages-dans-le-monde-de-la-sante/

Bibliographie

Castanet, V. (2022). Les fossoyeurs: Révélations sur le système qui maltraite nos aînés. Fayard.

Ciafone, A. (2021). The Gray Panthers are watching: gray women’s media activism in the 1970s and 80s. Feminist Media Studies, 21(2), 265-280.

Delanty, G., & He, B. (2018). Cosmopolitan perspectives on European and Asian transnationalism. International Sociology, 23(3), 323–344. https://doi.org/10.1177/ 0268580908088893

Djurdjevic, M., & Roca, J. (2016). Mixed couples and critical cosmopolitanism: Experiences of cross-border love. Journal of Intercultural Studies, 37(4), 390–405. https://doi.org/10.1080/ 07256868.2016.1190695

Friedmann, J. (1992). Empowerment: The politics of alternative development. John Wiley & Sons.

Holton, R. J. (2002). Cosmopolitanism or cosmopolitanisms? the universal races congress of 911. Global Networks, 2(2), 153–170. https://doi.org/10.1111/1471-0374.00033

Hulme, A. (2019). The ‘fools cap’ map of the world: Exploring critical cosmopolitanism through cartographic critique. Globalizations, 16(5), 593–605. https://doi.org/10.1080/ 14747731.2018.1543574

Hutchinson, S. L., & Wexler, B. (2007). Is “raging” good for health?: Older women’s participation in the raging grannies. Health Care for Women International, 28(1), 88–118. https://doi. org/10.1080/07399330601003515

Perkins, D. D., Hughey, J., & Speer, P. W. (2002). Community psychology perspectives on social capital theory and community development practice. Community Development, 33(1), 33-52.