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L’empowerment collectif à l’épreuve de la violence

71- 01/02/2024 « Comment expliquer que les mobilisations collectives non-violentes telles que les marches de protestation ou les rassemblements, fondées sur des valeurs humaines d’égalité et de respect, puissent dégénérer en dangereuses confrontations ? » s’interrogent deux chercheurs en psychologie sociale, Sik Hung Ng et Michael J. Platow[1]

Leur question s’inscrit pleinement dans notre réflexion sur l’empowerment. En effet, la prise de pouvoir pacifiste est au cœur des théories de l’empowerment*, qu’il s’agisse, à titre individuel, de reprise de contrôle sur sa vie et son avenir ou au niveau collectif, d’accès aux ressources et aux organes de décision.
A l’origine de ces engagements, une volonté de ne plus subir une contrainte injuste ou un statu quo oppressif. De la “salt march**” (1930) à #MeToo en passant par les groupes marginalisés, l’œuvre émancipatoire se déroule en général sans violence et suit un processus en plusieurs étapes : une analyse critique des situations, la création d’un groupe de pairs solidaires, la conception de solutions alternatives et de projets de transformation de la société. Dans ce cadre, le mouvement est amené à sensibiliser le public à sa cause. Pour cela il organise des campagnes afin de gagner en visibilité. Mais lors de ces manifestations, la situation peut échapper aux organisateurs. A ce moment-là tout bascule très vite. Le parcours se transforme en zone de guerre, des affrontements éclatent et des établissements sont saccagés. A l’issue de la bataille chaque camp compte ses victimes et ses martyrs. Sik Hung Ng et Michael J. Platow ont cherché à savoir comment éviter l’escalade et, au-delà, le risque de destruction pour les deux parties ? 

Identité sociale et comportement normatif

Pour nourrir leur réflexion, les auteurs se sont appuyés sur les théories d’agressions interpersonnelles (DeWall and Chester, 2021 ; Anderson & Bushman, 2002 ; Finkel, 2014), sur les travaux consacrés aux coopérations et conflits intergroupes (Reicher et al., 2010 ; Sherif,  1967 ; Turner et al., 1987) et sur les études en micro-sociologie Collins (2013). Dans leur revue de littérature, ils expliquent comment les concepts de l’identité et d’auto-catégorisation se construisent et se répondent. Ils soulignent qu’une forte identité sociale conduit à un comportement normatif pro ou anti-violence. Or les identités sociales sont fluides et peuvent évoluer selon le contexte. Ainsi lorsque des groupes pacifistes et activistes participent à une même action collective et sont traités de la même façon par la police, ils se recatégorisent collectivement sous une nouvelle identité commune, au sein d’une coalition de plus grande envergure plus inclusive et possiblement plus radicale. Il en découle une opposition plus forte qui confirme les craintes policières et exacerbe le rapport de force.

Une volonté de transformer la société : la dimension politique de l’empowerment – ©Image par 51581 de Pixabay

Recatégorisation politique

Cette recatégorisation se déroule sous une bannière plus politique et fait davantage ressortir le sentiment de domination relative entre le pouvoir et la minorité (Sidanius et al., 2004). Le groupe glisse alors de l’inhibition à la désinhibition, d’une posture défensive à des comportements offensifs (Ng et Cram, 1988). Quant aux sentiments positifs comme l’effervescence, l’excitation et la fierté, liés au concept d’empowerment, ils se métamorphosent sous la pression en émotions négatives associées à la violence. Cette transformation survient lors de situations conflictuelles où la peur et les tensions sont exacerbées. La crainte de la répression policière est remplacée par la colère ou le dégout. L’ennemi est alors perçu comme une entité abstraite : « l’autre » son humanité est niée et ses membres considérés comme interchangeables peuvent être soumis à des actes de violence aveugle (Haslam et al., 2008).

Dans ce happening de masse, le public joue un rôle essentiel. En cas d’affrontement, les spectateurs ont la capacité de prolonger la violence (en applaudissant), de la réduire (en s’opposant activement au combat) ou d’avoir peu d’impact (en étant indifférent) (Collins, 2013).
Un autre facteur est à considérer, l’incursion spatiale (Nassauer, 2021). Le contrôle de l’espace est vital pour la police qui assure le maintien de l’ordre ; tout débordement appelle son intervention et sera sanctionné par des mesures coercitives et répressives.

 

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L’action collective non-violente, un déroulé en trois phases. D’abord une phase d'instigation et d'impulsion où les forces
en présence se positionnent, entre provocation et résistance, 
Vient ensuite une phase intermédiaire caractérisée par une propension à l’agressivité,
Puis une ultime phase de désinhibition marquée par des interactions violentes.
Ces phases seront intensifiées ou atténuées par les médias sociaux selon les images d’incursion ou d’intervention
qu’ils diffuseront
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La scène de l’action collective devient un espace de transformation, un théâtre social, où ce qui était auparavant impossible s’impose comme un objectif à poursuivre activement. Dans ce contexte d’effervescence et de tension, les excès et dégradations surviennent dans une ambiance conflictuelle où se mêlent musique, colère, mouvements de foule… Il faut aussi prendre en compte la surenchère médiatique et des réseaux sociaux qui ont besoin d’images et d’actes subversifs pour faire le buzz.

Dans tous les cas, l’action collective, modifie l’équilibre de la confiance en soi au sein de la société, plus précisément, la confiance dans sa capacité à remettre en question les relations de domination” (Landmann & Rohmann, 2020)


Préconisations pour réduire les violences

Comment réduire l’impulsivité durant ces rassemblements ? Les auteurs proposent une série de pistes. Ils suggèrent aux manifestants de déployer leur propre service de maintien pacifique, ils invitent les deux parties à préserver le dialogue en tolérant certaines perturbations (Gorringe & Rosie, 2013). Ils recommandent aussi de distinguer la majorité pacifiste de la minorité hostile.
Quand ces tentatives ont échoué, il est encore possible de limiter la propension à la violence en empêchant les émotions de prendre le dessus et en adoptant des comportements verbaux et corporels de non domination. Quant aux journalistes qui filment les événements en proximité, ils pourraient rappeler les charges qui pèsent sur les auteurs de violence.
Et si rien de tout cela ne fonctionne, on peut imaginer que les responsables de la manifestation et les représentants de l’ordre s’entendent pour faire respecter une trêve. Enfin, les auteurs déconseillent l’usage des technologies anti-émeutes non létales et contrôlées à distance. Controversées sur le plan éthique elles risquent en plus d’intensifier le conflit.
Et de conclure sur l’appel de Gandhi de faire de son ennemi un ami.

Lorsque la violence devient totale, les deux parties sont perdantes ; l’ensemble du corps social est alors à la peine et supporte le coût des dommages faits aux biens, aux personnes et à la démocratie.

 Résumé et analyse d’article réalisés par Marie-Georges Fayn

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*Définition de l’empowerment

L’empowerment est une démarche émancipatrice qui renforce le pouvoir des individus et des communautés en leur donnant les moyens de prendre le contrôle de leur vie et de leur destinée. Fondé sur des idéaux de liberté, de justice et d’égalité, l’empowerment ne saurait être associée à des actions violentes qui menaceraient l’intégrité physique d’une ou plusieurs personnes (Welzel & Deutsch, (2012).  Le processus d’empowerment part d’une volonté individuelle de résistance et tend à se poursuivre par la construction d’un groupe solidaire de pairs. Les membres mettent en place une organisation qui facilite la création et l’acquisition de connaissances, la conception de solutions alternatives, de nouvelles normes et de réformes en profondeur de la société. Les armes de l’empowerment sont la conscience critique, l’apprentissage, la coopération, l’intelligence et la création de solutions alternatives.

**La « marche du sel » est une manifestation entamée par Mohandas Karamchand Gandhi le 12 mars 1930, en vue d’arracher l’indépendance de l’Inde aux Britanniques. https://fr.wikipedia.org/wiki/Marche_du_sel


[1] Ng, S. H., & Platow, M. J. (2024). The violent turn in non‐violent collective action: What happens?. Asian Journal of Social Psychology.

Bibliographie

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Collins, R. (2013). Entering and leaving the tunnel of violence:
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DeWall, C. N., & Chester, D. S. (2021). Aggression, violence, and revenge. In P. A. M. Van Lange, E. T. Higgins, & A. W. Kruglanski
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Finkel, E. J. (2014). The I3 model: Metatheory, theory, and evidence.
In J. M. Olson & M. P. Zanna (Eds.), Advances in experimental
social psychology (p. 49). Academic Press. https://doi.org/10.1016/
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Gorringe, H., & Rosie, M. (2013). ‘We will facilitate your protest’:
Experiments with liaison policing. Policing: A Journal of
Policy and Practice, 7(2), 204–211. https://doi.org/10.1093/police/pat001

Haslam, N., Loughnan, S., Kashima, Y., & Bain, P. (2008). Attributing
and denying humanness to others. European Review of Social
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Landmann, H., & Rohmann, A. (2020). Being moved by protest: Collective efficacy beliefs and injustice appraisals enhance collective action intentions for forest protection via positive and negative emotions. Journal of Environmental Psychology, 71, 101491

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Ng, S. H., & Cram, F. (1988). Intergroup bias by defensive and offensive groups in majority and minority conditions. Journal of
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Reicher, S., Spears, R., & Haslam, S. A. (2010). The social identity
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Sherif, M., & Sherif, C. W. (1967). Social psychology. Harper & Row.

Sidanius, J., Pratto, F., Van Laar, C., & Levin, S. (2004). Social dominance theory: Its agenda and method. Political Psychology, 25(6),
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Welzel, C., & Deutsch, F. (2012). Emancipative values and non-violent protest: The importance of ‘ecological’effects. British Journal of Political Science, 42(2), 465-479.           .