Le télétravail à l’heure de la grande remise en question
82- 06/11/2024 – Le télétravail a profondément redéfini les frontières entre vie professionnelle et vie personnelle, révolutionnant les modes de fonctionnement traditionnels des entreprises. Travailler en distanciel est synonyme d’innovation dans les organisations et de confiance de l’employeur dans ses collaborateurs. Plébiscité par la majorité des salariés, le télétravail leur offre autonomie et flexibilité. Ils se sentent davantage maîtres de leur situation, plus responsabilisés, mieux reconnus et soutenus dans leurs rôles familiaux et civiques.
Malgré ces atouts, de grandes entreprises comme Amazon, Google, ou en France Ubisoft et Publicis, optent pour un retour partiel ou total au bureau : Est-ce la fin d’une certaine forme d’empowerment* ? Ne serait-ce pas plutôt l’occasion de concevoir de nouveaux modèles de management qui tireraient parti des bénéfices du télétravail sans sacrifier la cohésion d’équipe ? Pour explorer cette question, Selfpower-Community s’est entretenu avec Sophie Louey, sociologue et experte du télétravail[1]
Le télétravail est-il vraiment vécu comme un levier d’empowerment individuel par tous les salariés ?
Beaucoup de salariés pratiquant du télétravail le font de façon heureuse d’abord parce qu’il leur apporte une flexibilité dans l’organisation et la programmation de leurs activités. Certains n’imaginent d’ailleurs même plus un travail… sans télétravail. Cependant cette flexibilité positive n’est pas le lot de tous. Il faut aussi rappeler que les tous les salariés n’accèdent pas au télétravail. En tous les cas, du côté de ceux qui le pratiquent, le télétravail peut améliorer comme dégrader les conditions de travail et c’est là toute son ambivalence. Ainsi, des managers de proximité rencontrent des difficultés pour organiser et suivre à distance leurs équipes. Ils se sentent isolés. Ils ont du mal à assurer leur mission de coordination rendue plus complexe du fait de la dispersion de leurs collaborateurs qu’il faut suivre à la fois en présentiel et en distanciel. Cette situation est aussi liée à une augmentation et une intensification du recours aux outils numériques. Les managers jonglent entre présentiel et distanciel. Présents sur le site, il leur arrive de devoir s’isoler pour participer à des réunions en visio qui s’enchainent ! Ces constats sont étayés par des études dont celles que nous menons actuellement à la Chaire Transformation des Organisations et du Travail à Sciences Po Paris[2].
Quels sont, selon vous, les principaux facteurs qui expliquent le lien entre télétravail et autonomie accrue ?
Les accords et chartes relatifs au télétravail mettent en avant plusieurs impératifs concernant trois aspects : son accès, son organisation et sa pratique. Tous soulignent les aspects volontaire et réversible du télétravail –à la demande de l’employeur comme du salarié – ainsi que la notion d’« autonomie ». Pour accéder au télétravail, les salariés doivent être reconnus par leurs hiérarchies comme « autonomes ». Ainsi le télétravail ne se met pas en place dès l’embauche du salarié y compris lorsqu’il est utilisé par l’ensemble des membres de l’équipe. Celui-ci va d’abord travailler à temps complet en présentiel (pour se former au poste, s’intégrer dans l’organisation, etc.) avant de potentiellement accéder au télétravail. Cette phase permet aux hiérarchies d’apprécier son degré d’autonomie avant d’accorder du télétravail. Ensuite, le format même du télétravail est encadré : nombre de jours télétravaillés, modalités de leur déclaration, compensations proposées (tickets restaurants, indemnités, etc.). Les outils numériques contribuent largement à cette organisation et à son contrôle. Ils doivent garantir que le travail du salarié soit effectué à la fois sur site et en télétravail. Enfin, le télétravail est réversible : un télétravail accordé peut-être revu si l’autonomie du salarié n’est plus constatée ou que lui-même souhaite rompre la pratique. Il est d’ailleurs intéressant que le télétravail soit davantage pensé aux échelons individuels que collectifs. En tout cas, à chaque étape l’autonomie joue à la fois comme un déterminant d’attribution, une compétence et une mesure d’efficience du télétravailleur.
Quelles sont les principales raisons avancées par les entreprises qui imposent un retour au bureau ?
Certaines entreprises annoncent réduire le nombre de jours télétravaillés voire-même supprimer le télétravail. Les motifs invoqués sont souvent de trois ordres : la productivité, la créativité, la santé. Certaines directions soulignent que le télétravail tendrait à diminuer la productivité des salariés (pour des motifs d’isolement et/ou de moindre engagement dans le travail). Des directions relèvent que le télétravail nuirait à l’émergence d’idées innovantes du fait de moindres interactions entre salariés. La dimension collective du travail en souffrirait. La santé est aussi évoquée sous plusieurs aspects. Le télétravail conduirait à masquer des problèmes de santé vécus par les salariés (avec des situations où des salariés vont continuer à travailler plutôt qu’être en arrêt maladie par exemple) et même, il contribuerait à provoquer voire accentuer certains d’entre eux (comme concernant les troubles musculosquelettiques par exemple. [3]). Il faut cependant se méfier des grandes annonces car on perçoit plutôt un maintien du télétravail qui entre dans une phase de stabilisation des pratiques après plusieurs années de changements réguliers. Si la presse fait état ces dernières semaines de plusieurs cas, c’est surtout parce que des accords arrivent à échéance et sont en cours de renégociations. De plus, les négociations conflictuelles sur le télétravail masquent parfois d’autres tensions sociales dans les entreprises comme les niveaux de salaire.
Comment les salariés vivent-ils ce retour partiel ou total au bureau ?
Si le télétravail n’est pas un droit, il semble tellement entré dans les pratiques ordinaires du travail qu’il est considéré et vécu comme tel par des salariés qui le pratiquent maintenant depuis plusieurs années. Toute réduction de son amplitude est ressentie comme une punition et éveille des tensions. Les directions sont alors confrontées à un dilemme : assurer à nouveau une bonne cohésion sociale et un bon engagement des équipes alors que celles-ci vivent la nouvelle organisation comme une régression voire une atteinte à leur qualité de vie au travail. Quant à l’engagement « collectif », les salariés estiment que, télétravail ou pas, celui-ci doit être soutenu par des organisations d’équipes et de travail adaptées. Une piste serait de concevoir de nouveaux modèles d’organisation du travail hybrides s’articulant entre présentiel et distanciel tenant compte des enjeux d’empowerment individuel et collectif qui ne peuvent s’épanouir que dans un climat de confiance et d’engagement réciproque.
Décryptage
Le télétravail présente des avantages pour l’empowerment individuel, en offrant aux salariés davantage d’autonomie dans l’organisation de leur temps, favorisant ainsi un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Il permet aux employés de se sentir plus responsables et engagés dans leurs missions, contribuant à une plus grande satisfaction et à une perception de contrôle sur leur travail.
Cependant, cette liberté n’est pas sans défis : certains managers éprouvent des difficultés à encadrer et coordonner leurs équipes à distance. Cet isolement pourrait nuire à la cohésion et à la collaboration. Sur le plan collectif, le télétravail peut affaiblir l’innovation et les interactions spontanées, essentielles à la créativité en entreprise. Les sociétés comme Amazon ou Ubisoft, qui reviennent partiellement au présentiel, invoquent des enjeux de productivité et de santé, arguant que l’isolement pourrait limiter l’engagement et dissimuler des problèmes de bien-être. Le défi reste donc de trouver un modèle hybride équilibré, alliant empowerment individuel et collectif. L’enjeu : favoriser un climat de confiance et d’engagement réciproques, permettant de tirer parti des avantages du télétravail sans sacrifier la cohésion d’équipe.
Marie-Georges Fayn avec l’aimable contribution de Sophie Louey
Illustrations : freepik
- Dans ce texte, l’empowerment désigne modèle de management qui favorise l’autonomie, le partage d’information, la participation aux décision, l’accès aux ressources des collaborateurs (MG Fayn)
[1] Sophie Louey est postdoctorante à la chaire Transformation des organisations et du travail de Sciences Po, co-auteur du rapport Télétravail, pratiques syndicales et sociabilités au travail, Fondation Jean-Jaurès, oct 2024
[2] https://www.sciencespo.fr/nous-soutenir/fr/nos-projets/developper-la-recherche/les-chaires/chaire-transformation-des-organisations-et-du-travail/
[3] https://www.santepubliquefrance.fr/les-actualites/2023/conditions-de-teletravail-quel-impact-sur-la-sante-physique-et-psychique-des-travailleurs
** Insee Télétravail en France : bilan 2023 et perspectives d’avenir pour les entreprises https://www.droit-travail-france.fr/teletravail-en-france—bilan-2023-et-perspectives-d-avenir-pour-les-entreprises_ad2053.html
*** Jll « Jill mène l’enquête sur l’orchestration du travail hybride : vers un retour du pouvoir à l’employeur ? » 14 novembre 2023
https://www.jll.fr/fr/espace-presse/jll-mene-l-enquete—travail-hybride–vers-un-retour-du-pouvoir-