Le lanceur d’alerte : l’empowerment solitaire
55- 02/11/2022 A l’occasion des 7èmes rencontres annuelles des lanceurs d’alertes qui se tiendront à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord les 11,12 et 13 novembre 2022[1], Selfpower-community dresse le portrait de ces chevaliers du XXIème siècle. Quel idéal les inspire ? Comment vivent-ils leur combat ? Réussissent-ils à fédérer autour de leur engagement individuel ?
Les traits communs aux lanceurs d’alerte
Conscience critique, sentiment de juste colère, auto-détermination, combativité, persévérance… le lanceur d’alerte coche toutes les cases de l’empowerment. Témoin d’un dysfonctionnement grave portant atteinte aux valeurs humanistes ou aux principes de la République, le lanceur d’alerte ne détourne pas les yeux, ne s’attarde pas à soupeser les bénéfices/risques suite à sa divulgation d’informations. En son for intérieur, il sent qu’il “ne peut pas ne pas dénoncer”; savoir et ne rien dire, pour lui c’est être complice. Hors de question ! Alors il s’auto-saisit de ce qui deviendra « LE SCANDALE » du jour, du mois ou du siècle.
Cette conscience qui fait entendre sa voix dissonante, c’est celle de Karim Ben Ali, chauffeur intérimaire, qui se filme en train de déverser de l’acide et dénonce la pollution des sols par ArcelorMittal, le 3 juillet 2017[2].
C’est celle d’Hella Kherief, aide-soignante qui, dès 2016, raconte la maltraitance en Ephad dans une vidéo, soit 5 ans avant la publication du livre “Les fossoyeurs”[3].
C’est celle d’Irène Frachon, pneumologue, qui enquête sur les cas de valvulopathie et démontre la toxicité du Médiator dans un ouvrage qui fera date (2010)[4].
C’est celle de Julian Assange, journaliste, et fondateur du site WikiLeaks. En lutte contre l’asymétrie d’information[5] entre les pouvoirs publics et les citoyens, il organise en 2006 la publication-divulgation de centaines de milliers de documents. C’est sur son site que Bradley Manning devenue Chelsea Manning diffuse des documents militaires classés secret défense relevant du domaine de la Défense nationale, notamment sur la mort de civils pendant la guerre d’Afghanistan et des preuves visuelles d’exactions de l’U.S. Army pendant la guerre d’Irak. Elle explique son combat en faveur d’une plus transparence institutionnelle et de ses droits en tant que femme trans dans le livre qu’elle vient de publier Readme.txt (2022).
C’est celle d’Antoine Deltour, auditeur comptable dans un cabinet de conseil fiscal luxembourgeois qui trouve injuste que les contribuables supportent des plans d’austérité alors que les multinationales échappent à l’impôt. En 2020, il révèle au grand jour le système luxembourgeois de tax ruling (accords fiscaux) dont bénéficient les multinationales qui, grâce à cette disposition, réussissent à éviter l’impôt. En transmettant des milliers de pages aux médias, il est à l’origine de l’affaire Luxleaks, précurseure des Panamapapers.
C’est enfin celles et ceux qui révèlent la dangerosité des produits de traitements agricoles, des risques sous évalués de certains médicaments, des contrôles défaillants dans les abattoirs ou dans les élevages… qui s’insurgent contre la pollution industrielle et agricole, contre l’impact environnemental des énergies fossiles, contre la pauvreté, les politiques migratoires, la surveillance de masse…
Le lanceur d’alerte : un citoyen « empowéré »… mais très seul
Pourquoi sont-ils les seuls à divulguer ces dysfonctionnements, pourtant connus par d’autres citoyens, par leurs collègues ou par leur hiérarchie. Pour la même raison que lorsque quelqu’un se fait agresser, un passant va intervenir pour aider, un autre va téléphoner et appeler des secours et une troisième passera son chemin. Question de priorité, d’émotivité, de sensibilité… de sentiment de responsabilité sociétale.
Mais crier haut et fort son indignation ou sentiment d’injustice ne suffit pas… En livrant ses informations à l’opinion publique, le lanceur d’alerte pense qu’il sera mis un terme aux abus. Grave erreur ! « Une chose est certaine, rares sont les lanceurs d’alerte qui soupçonnent les réactions qu’ils vont provoquer (et encore moins l’absence d’action), aucun n’imagine la violence des retours de flamme, ni les embuches qui vont jalonner leur parcours. Leur révélation met fin à leur tranquillité, voire pour certains à leur “employabilité”. Ils croyaient que pointer haut et fort un scandale allait contribuer à le résoudre ; ils vont tomber de très haut » prévient Daniel Ibanez, co-fondateur des rencontres et lui-même lanceur d’alerte[6] et co-fondateur des 7emes rencontres des Lanceurs d’alerte.
En réalité, les lanceurs d’alerte vivent une descente aux enfers, affrontent les tribunaux, quelques uns passent même par les cases chômage, séparation, dépression, perte de repères… 12 ans après, certains se retrouvent seuls, moins combatifs, plus cyniques.
Que s’est-il passé entre temps ? Le mécanisme est intéressant à analyser pour ce qu’il dit en creux de du rôle réducteur des médias, de la facilité avec laquelle les associations délèguent leurs missions sur les frêles épaules des lanceurs d’alerte, de l’inertie coupable du public.
Des héros malgré eux
La presse magnifie leur courage et leur engagement, elle fait d’eux des héros malgré eux. Mais le costume est trop grand ! Leur combat les définit et dans l’opinion publique, ils ne font plus qu’un avec leur cause ; une réduction à double tranchant. Certes, il y a dans cette identification une véritable reconnaissance de la singularité et de l’importance et de leur message. Mais dans le même temps, la presse et l’opinion publique leur délèguent tout le poids du combat. Le “On vous soutient” porte en filigrane la mention “on se décharge du problème parce que vous vous en occupez”. Or le lanceur n’a pas fait de media training, il n’a pas suivi de cursus de communication à la faculté pour peaufiner ses messages. Il n’a pas étudié le droit pour analyser la situation dans toutes ses implications juridiques. Ce n’est pas non plus un expert du problème soulevé… Sans appui solide, il se retrouve vite dépassé et perd la main. Le super-citoyen se mue en héros sacrifié par un système d’information pour qui le scandale se réduit à une polémique éphémère, bonne à consommer tant qu’elle fait vendre. Mais les médias se lassent vite « on en a déjà parlé ou bien ce sujet a été traité par d’autres et nous, on veut des exclusivités » s’entendent-ils répondre par les rédactions. « Dans un système en crise, il est fréquent que les alertes viennent simplement nourrir une succession d’affaires qui ne cessent de se recouvrir les unes les autres, à l’instar des catastrophes industrielles ou des scandales financiers. » constate Daniel Ibanez[7].
Un rapport de force à la David contre Goliath s’instaure. Pour tenir, le lanceur d’alerte doit savoir être très factuel. Surtout quand la partie adverse n’hésite pas à se présenter elle-même comme victime, et intente de son côté ses recours en justice, ses propres actions de communications et fait jouer ses soutiens politiques en investissant des sommes considérables. « Comme dans le greenwashing, pour la partie adverse, ce qui importe, c’est d’abord de limiter l’alerte » décryptent Francis Chateauraynaud et Daniel Ibanez. Il arrive souvent que le lanceur d’alerte soit poursuivi devant les tribunaux – l’accusateur devient accusé. Il doit apprendre vite, sortir de l’émotionnel et monter en compétence en organisation, en maîtrise des relations presse, en savoirs juridique et technique.
Côté associatif
Les lanceurs d’alerte peuvent déplorer un déficit d’engagement de la part des organisations sensées défendre les mêmes causes. Une fois l’émoi passé, il faut pouvoir organiser une résistance, une opposition, pendant des mois voire des années. Mais, tenir sur le temps long de la justice, des médias, des échéances politiques, suppose la création de coordinations et de collaborations qui dépassent les capacités d’un individu isolé et de ses avocats. Il faut pouvoir constituer un noyau de proches solidaires, attachés aux mêmes principes, qui partagent savoirs et expériences, qui étudient ensemble les nouvelles pistes, les projets et les partenariats. Un cadre structurel dynamique permettra à l’action individuelle de se muer en mouvement collectif. Et seul un groupe motivé arrive à mettre en place une stratégie d’empowerment à plus grande échelle. Il lui faudra créer une communauté active, organiser la mobilisation, construire un plaidoyer, s’attaquer aux causes profondes, proposer une transformation socio-politique et concevoir des solutions palliatives… Très concrètement, il revient aux membres d’imaginer des réponses quand les autorités n’en apportent aucune, comme par exemple une pétition en ligne, la création d’un site internet, la constitution d’un comité de soutien afin de récolter des dons et financer la défense. Ce noyau dur est souvent constitué par des proches et quelques militants qui vont solliciter des personnalités et des influenceurs…
« Mais ce relais est difficile à transmettre. Les soutiens ne se transforment pas forcément en acteurs et porteurs de l’alerte, les organisations existantes ne sont pas prêtes à reprendre le dossier à leur compte, à affecter des moyens pour planifier une résistance afin de contrer l’inaction ou les mesures de rétorsion, face aussi à la surdité des pouvoirs publics, à la déficience des services de l’Etat voire même de l’institution judiciaire. » constate Daniel Ibanez.
Alors, faute de pouvoir compter sur ceux qui sont supposés vous aider, le lanceur d’alerte qui accepte de sacrifier son confort de vie devient le « porteur » de l’alerte ; il investit son temps et ses moyens personnels pour in fine, se retrouver bien souvent seul, en butte aux représailles.
Pourquoi l’alerte ne suscite-t-elle pas spontanément une réponse collective citoyenne ?
Le fait que l’alerte soit traitée comme une information en réduit la portée déstabilisante. « A mon sens on ne prend en compte que le côté médiatique de l’alerte, pas son essence ou son aspect fondamental. On ne va pas jusqu’au bout du problème, on ne veut pas voir ce qu’une telle déviance – souvent instituée en système – dit de notre société, des connivences avec le pouvoir financier et politique et du rapport de force instauré. Donc on réagit mal. » analyse Daniel Ibanez. Les actions restent isolées et la mobilisation publique limitée.
La reprise ou l’absence de reprise de l’alerte au niveau citoyen relève de la même motivation qui fait de l’employé ou du témoin un lanceur d’alerte : c’est une décision individuelle. Elle résulte en partie de l’éducation, de la personnalité et de l’environnement qui façonnent la conscience de chacun. Il est en effet plus facile de dénoncer des abus et des fraudes dans un contexte éthique vertueux que dans un milieu où les exigences civiques sont faibles[8]. D’où la nécessité, dans une démocratie avancée, de rappeler le droit et ses principes. Une piste consisterait à enseigner les textes de loi fondateurs de la démocratie et des principes éthiques dans le primaire et le secondaire et à partir de ces textes à décliner les règles de la vie scolaire.
Cette éducation passe aussi par la valorisation de comportements civiques vertueux, l’éveil de la conscience critique, la vigilance quant aux conflits d’intérêt ou encore la capacité à se faire une opinion de manière indépendante et à pouvoir en débattre
Dans cet esprit, il est aussi utile de rappeler l’existence et le rôle des agences d’évaluation indépendantes et de les ouvrir à une participation citoyenne effective.
Enfin aujourd’hui il existe une législation qui protège le lanceur d’alerte et des structures existent qui peuvent le conseiller et le soutenir
Le lanceur d’alerte désormais moins seul
Aujourd’hui le lanceur d’alerte peut compter sur des médias en ligne plus indépendants de tout pouvoir économique, politique.
Il a aussi la possibilité de se retrouver entre pairs et sympathisants lors des rencontres annuelles des lanceurs d’alertes qui créent un espace de mutualisation et de solidarité autour de leur engagement.
Il peut aussi bénéficier de l’expertise de la maison des lanceurs d’alerte qui fournit une panoplie de services concrets aux lanceurs d’alerte, les accompagne et les oriente.
Maison des Lanceurs d’Alerte
38 rue Saint-Sabin, 75011 Paris
https://mlalerte.orghttps://mlalerte.org/
Textes de référence
[1] https://lanceurs-alerte.fr/wp-content/uploads/2022/09/programmeDLELA2022-imp-4.pdf
[2] https://www.youtube.com/watch?v=l7cjM55jEFQ
[3] Castanet, V. (2022). Les fossoyeurs: Révélations sur le système qui maltraite nos aînés. Fayard.
[4] Frachon, I. (2010). Médiator 150 mg: Combien de morts?. Éditions dialogues.
[5] L’asymétrie d’information crée un déséquilibre de pouvoir ou d’influence dans une transaction
[6] Depuis 2011, Daniel Ibanez est vent debout contre le projet surdimensionné de ligne ferroviaire Lyon-Turin
[7] L’homme politique, Philippe Seguin évoquait en 2001 la mythridatisation d’un électorat, immunisé au scandale. On pense aussi à l’ouvrage Hessel, S. (2011). Indignez-vous! Indigène éditions.
[8] Aktan, C. C. (2006). Organizasyonlarda Yanlış Uygulamalara Karşı Bir Sivil Erdem, Ahlaki Tepki Ve Vicdani Red Davranışı: Whistleblowing [A Civil Virtue, Moral Response, and Conscientious Objection against Misapplication in Organizations: Whistleblowing]. Mercek Dergisi, 1–13
Ozsoy, N., & Beduk, A. (2015). The relationship between whistleblowing and organizational citizenship behaviour. International Journal of Academic Research in Business and Social Sciences, 5(4), 193–203..
[9] https://www.vie-publique.fr/loi/282472-loi-21-mars-2022-waserman-protection-des-lanceurs-dalerte#:~:text=22%20mars%202022-,Loi%20du%2021%20mars%202022%20visant%20%C3%A0,protection%20des%20lanceurs%20d’alerte&text=La%20loi%20renforce%20la%20protection,et%20va%20m%C3%AAme%20plus%20loin.
[10] Direction de l’information légale et administrative (Premier ministre) – Extrait de https://www.demarches.interieur.gouv.fr/particuliers/lanceur-alerte-entreprise
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
Art. 14. – Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée.
Art. 15. – La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration