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La résistance en mode happening : l’empowerment selon « Cpasdemainlaveille »

1- 28/05/2020 Les servantes écarlates, symboles emblématiques de la protestation des femmes et du combat de « Cpasdemainlaveille »

Tout a commencé avec l’annonce de la fermeture de la maternité du CH du Blanc (36) lors d’une réunion publique organisée par la mairie, le 18 juin 2018. « Nous étions consternés par la décision administrative et stupéfaits par l’absence de réponse forte de la part des collectivités, des hospitaliers et du comité de défense local qui luttaient contre cette échéance depuis plus de 10 ans. C’est comme si on nous avait dit ‘’ On ferme, rentrez chez vous’’». Ainsi s’exprime le groupe fondateur de « Cpasdemainlaveille » composé de professionnels de l’action sociale, de l’éducation populaire et artistique. Ces animateurs-coordonnateurs d’associations locales refusent l’injonction d’impuissance et décident d’agir. Le contexte local est alors très particulier. « L’acteur principal de défense n’était pas rassembleur et il n’impliquait pas les citoyens dans un mouvement d’opposition fort. S’il l’avait fait, le collectif ne se serait peut-être jamais créé. Nous aurions suivi comme en 2011[1] . Là, nous ne pouvions pas nous résoudre à ne rien faire parce qu’on s’en serait voulu par la suite, ne rien faire c’est être lâche ». Forts de leurs multiples expertises en pratiques socio-culturelles, ils décident de s’opposer et s’inspirent de leur métier pour créer un mode d’expression collectif qui leur est propre, entre le happening et le théâtre de rue.

« Nous voulions exprimer la colère ressentie par les femmes, les futurs parents et la population confrontée à une décision unilatérale de fermeture d’une maternité réputée. Nous voulions dénoncer l’inégalité d’accès aux soins à laquelle nous étions confrontés. Nous voulions aussi clamer une autre injustice, le mensonge des autorités qui invoquaient l’insécurité par manque de professionnels alors même qu’ils avaient sciemment organisé cette pénurie en adoptant une série de mesures délétères. Nous voulions révéler le cynisme de cette politique qui consiste à refuser un accès aux soins sous couvert de sécurité des soins ! »

Simulation d’accouchement sur le pont – 22 juin 2018 ©Cpasdemainlaveille

Le 20 juin 2018, le groupe se réunit et décide du happening qui aura lieu deux jours après, le vendredi matin. Les 7 initiateurs ont déjà convaincu une quinzaine d’émules. Avec eux ils planifient la mise en scène d’un accouchement sur la voie publique en l’occurrence sur le pont au-dessus de la Creuse qui relie la ville haute et la ville basse. Lors des rencontres préparatoires, tout va très vite. Le nom du groupe et le logo sont choisis en une heure. Chacun est invité à réfléchir aux actions médiatiques et de mobilisation des habitants. Les moyens déployés vont de la création d’une page facebook le 20 juin, à la conception de banderoles « Non à la fermeture de la maternité du Blanc ; Sauvons la maternité Liberté, égalité, Maternité » le tournage de vidéos. Ils appellent les mairies du sud de l’Indre pour qu’elles relaient les messages « Vu pour Etre entendu ! ». Ils constituent un fichier presse, rédigent le communiqué qui invite les journalistes à assister à une simulation d’accouchement. Cette première action marque leur entrée dans l’arène médiatico-citoyenne. Dès lors, ils ne cesseront de combattre la direction du Centre Hospitalier de Châteauroux, l’Agence régionale de santé de la région Centre-Val-de-Loire et le ministère de la santé.  « Face à l’immense bêtise collective qu’est la décision de fermer la maternité du Blanc nous avons voulu opposer un peu d’intelligence collective » commente le groupe.

Evacuation de la maternité du Blanc(36) occupée par les servantes écarlates – 22 juin 2018 ©Cpasdemainlaveille

L’autre temps fort fut l’occupation de la maternité par les servantes écarlates, symbole de protestation des femmes. Chaque jour, 300 personnes venaient les retrouver dans les locaux de l’ancien service de soins. « Des responsables politiques ont fait le déplacement pour nous encourager Philippe Poutou Benoît Hamon, Syndicalistes en grève du CHU de Toulouse,. Spontanément, les habitants proposaient des initiatives : Animation pour la santé bucco dentaires, ou initiation au Taiso, apport de nourriture, … . Par contre les soignants sont restés plus discrets, par peur des représailles et aussi peut-être à cause d’une usure – certains ayant toujours travaillé avec, au-dessus de leur tête, la menace récurrente de fermeture de la maternité ». L’occupation aura duré 12 jours, du 19 octobre au 30 octobre 2018, date de l’évacuation par les forces de l’ordre.

Dans ces deux cas, la dimension spectaculaire des actions, leur violence symbolique, leur proximité avec les habitants et leur médiatisation ont assuré une audience nationale aux revendications du collectif.

Par la suite, d’autres initiatives furent organisées (Opération Ville Morte, Marche des Oreilles, Ouverture sur la route d’une Aire d’accouchement à Mézières en Brenne). Au total en deux ans, « Cpasdemainlaveille » aura mené plus de 20 actions, sorte de guérilla d’usure à coup d’interventions théâtralisées et non violente.

« Il y a un an, nous avons recherché des solutions alternatives qui pourraient être appliquées en Brenne et nous avons rejoint d’autres maternités confrontées aux mêmes défis. Nous avons adhéré à la coordination nationale avec qui nous avons organisé les États-généraux des maternités de proximité, les 22, 23 et 24 mars 2019 et nous avons accueilli 150 participants de toute la France). A l’issue de la rencontre qui réunissait 16 délégations émanant des 16 territoires en lutte contre la fermeture de leur maternité, un manifeste national a été diffusé

« Après la fermeture de la maternité, un Centre Périnatal de Proximité « a minima » a été ouvert au Blanc mais ni l’Agence régionale de santé, ni le Centre Hospitalier de Châteauroux n’intervenaient pour le rendre efficient. Nous avons alors revendiqué le droit d’expérimenter des solutions alternatives. Aujourd’hui, nous sommes prêts à réfléchir avec l’Etat, l’hôpital et les citoyens sur les mesures à mettre en place pour que les femmes accouchent en toute sécurité : maison de naissance, sages-femmes de territoire, responsable à temps plein… Seulement nous nous heurtons à une fin de non-recevoir, à une peur d’innover

Décryptage des différentes formes d’empowerment collectif de « Cpasdemainlaveille »


L’histoire de
« Cpasdemainlaveille » qui vient d’être brièvement retracée permet de repérer les différents temps d’empowerment collectif , à savoir empowerment communautaire, collaboratif et sociétal (Fayn, 2019).

Empowerment communautaire          
L’empowerment communautaire est la première étape de l’empowerment collectif, c’est le temps de la construction du « nous-ensemble » ; la période où des individus, poursuivant le même objectif ou la même cause, font société.

La force de ce mouvement sans chef réside dans son fonctionnement horizontal – en dehors des schémas hiérarchiques habituels, les décisions, les actions sont prises dans le cadre de concertations directes, dans des délais très courts. Les liens de confiance et de solidarité entre les membres ont été confortés par lors des rencontres régulières informelles et des débats où la parole est spontanée et l’opinion de chacun respectée. La démarche collective adoptée pour répondre à ces questions en est une illustration. Chacun se sent reconnu et responsabilisé. Au fil des mobilisations, l’habitude de fonctionner ensemble renforce la réactivité et l’efficacité du groupe.

Le noyau dur, à l’origine du mouvement, fait preuve d’une grande disponibilité, d’aptitudes relationnelles et de créativité. Chaque nouvelle bonne volonté trouve très vite sa place et ses initiatives sont encouragées. Le groupe organise une veille informative, chacun prend part en tant qu’initiateur ou relais. En contrepartie de leur engagement chronophage et énergivore, les participants ont la satisfaction d’avoir instauré entre eux des relations authentiques. Ensemble, ils résistent, apprennent et construisent un contre-pouvoir qui interpelle l’autorité sanitaire. Aujourd’hui, le groupe compte 53 personnes sur sa mailing list,et plus de 300 sympathisants, relais actifs.

La construction du « Nous ensemble »
« Cpasdemainlaveille » a mis en place unenvironnement et une organisation qui favorise « l’être et l’agir collectif » – des habitudes d’échanges naturelles, imprégnées de cordialité, de franchise, des réunions régulières, des prises de décision concertées, l’usage systématique d’une mailing list pour informer tous les membres simultanément, le partage des actualités et des engagements sur la page facebook.

Le collectif possède une bonne image auprès des citoyens conviés à participer à ses initiatives, à cette nuance près que les personnes ont tendance à s’engager à la carte, en fonction de la nature mais aussi de la proximité des actions.

L’empowerment collaboratif

L’empowerment collaboratif désigne un niveau plus structuré de partage de connaissances, de compétences et d’engagements dans des actions coordonnées, produites en interne ou dans le cadre de partenariats extérieurs.           

L’action concrète, symboliquement forte et spectaculaire est le cœur de « Cpasdemainlaveille »: simulation d’accouchement, occupation de la maternité, inauguration d’aire d’accouchement sur la route…), le tout soutenu par des vidéos, des relations presse et publiques. « L’action prime, l’initiative booste » résume le collectif.       

Parallèlement, le groupe a dû acquérir des connaissances sur les questions médicales, réglementaires et organisationnelles liées au suivi de la grossesse et de l’accouchement. Dans cet apprentissage, il a été aidé par les soignants et médecins qui ont rejoint très tôt le collectif. Ensemble, ils ont étudié les problèmes sanitaires et sociaux soulevés par la fermeture de la maternité et ils ont mené une analyse critique des décisions de réorganisation de l’offre de soins. « Nous sommes devenus experts en dysfonctionnement en matière de santé. Nous avons montré que les non spécialistes pouvaient avoir une position argumentée sur la gestion des structures de soins, sur le management de la santé, sur les modes de prise en charge, sur les pratiques de soins et… la faire connaître. Il faut s’intéresser, avoir un avis documenté sur ces questions et se permettre de l’exprimer haut et fort. » 

Le capital communautaire du groupe est constitué par des compétences « techniques » et par un apprentissage des notions de gynécologie-obstétrique, de la réglementations en la matière, de l’organisation des services et du financement des soins

Les compétences techniques recouvre un savoir « agir vite », une forte créativité, une maîtrise de l’événementiel « choc » avec slogans, banderoles, gestion de l’image, production de vidéos et une expertise en relations publiques, en relations presse et en constitution de réseaux. Le groupe fait preuve d’un niveau élevé de hardiesse qui l’amène à questionner frontalement les instances décisionnaires.     La connaissance des questions médicales porte sur la surveillance des grossesses, sur les seuils de sécurité et sur les réponses structurelles aux besoins sanitaires des femmes et des enfants. Le groupe a appris à analyser l’impact humain des décisions de restructuration, à discerner les menaces cachées derrière les annonces des autorités sanitaires.      

A noter que, de par son architecture fondée sur l’affichage des actualités les plus récentes, la page facebook ne permet pas de thésauriser ce savoir.

Empowerment sociétal

L’empowerment sociétal caractérise l’influence et les démarches d’un groupe pour transformer le système socio-politique, le groupe exprime des préoccupations d’ordre général et interpelle l’opinion publique dans son ensemble.

Avec l’adhésion à la Coordination Nationale des comités de défense des hôpitaux et maternités de proximité http://coordination-defense-sante.org/category/maternites/ et l’organisation au Blanc en mars 2019 de leurs Etats Généraux, le combat local de « Cpasdemainlaveille » a rejoint le mouvement d’opposition nationale réunissant tous les territoires menacés par la fermeture de leur maternité. Le Blanc s’est ensuite affirmé comme fer de lance de cette lutte.

En devenant un membre actif de la coordination, « Cpasdemainlaveille » conforte sa position nationale et contribue aux réflexions sociales et politiques sur les questions de santé de la femme, du couple et de l’enfant et d’aménagement du territoire. Il est à l’origine de la rédaction du manifeste national « pour la renaissance des maternités condamnées ». Les revendications portent sur des changements dans l’organisation sanitaire avec par exemple la demande de création d’un nouveau label « hôpital de territoire de plein exercice (Médecine-Chirurgie-Obstétrique-Urgences). Le groupe plaide également pour une autre conception de la santé à considérer comme une dimension à part entière de l’aménagement du territoire et du développement économique local. Il réclame aussi que la question de l’accès au service public de santé devienne le 1er critère de sécurité et que le temps d’accès soit calculé sur la base des transports publics existants.

Analyse de la relation au pouvoir

A travers son engagement et ses scénographies choc, le groupe a construit un contre-pouvoir. Il s’est affranchi d’une habitude de discrétion, d’une tradition de ne pas faire de bruit, de la facilité de penser que les choses vont s’arranger dans les bureaux…d’une tendance à la passivité. Le collectif a pris le contre-pied de ces principes pour dénoncer les dysfonctionnements par des actions publiques et provocatrices. Il a imposé son style comme une arme de communication publique, subversive et spectaculaire.

L’auto saisine citoyenne a amené le groupe à s’approprier un sujet complexe qu’il ne maîtrisait pas. A force de recherche, d’échanges avec des soignants, des médecins ou d’autres mouvements, le groupe est lui-même devenu expert en matière de problématique territoriale de santé en milieu rural.

Cependant le groupe reconnaît que son pouvoir de transformation reste faible. « Nous sommes le petit caillou dans la chaussure et nous maîtrisons la stratégie du grain de sable. On met le doigt sur ce qui ne marche pas. Malheureusement on se heurte à un esprit de corps, à une organisation très pyramidale de l’autorité qui empêche de faire avancer les choses. On s’aperçoit que tout est très cadenassé. Et en plus, on se heurte à des décisionnaires qui font du zèle !».

Face à ces blocages, le groupe a conscience de son impuissance. Celle-ci a atteint son paroxysme, lors de « la marche des oreilles » où 200 habitants de la Brenne ont rejoint Paris à pied en emportant des oreilles au Président pour qu’il entende les appels de ce territoire. Les marcheurs ont été accueillis par 200 CRS et gendarmes. Ils ont éprouvé la violence d’un rapport de force disproportionné. « Nous étions une poussière sur leur épaule mais nous avons tout de même été suffisamment inquiétants pour que le pouvoir fasse appel à autant de CRS. »  Même ressenti lorsque les occupants de la maternité ont été évacués par les gendarmes au petit matin.

Leur sentiment de frustration voire même d’inutilité est tout aussi profond face au conseiller du ministère ou lors de certains échanges avec l’Agence régionale de santé.

Cette douloureuse lucidité ne les empêche pas de poursuivre leur lutte ni d’être convaincus de la nécessité de faire bouger les lignes, de ne pas se résigner, de s’auto-constituer en représentants du terrain contre un pouvoir hautain et centralisateur. Ils poursuivent leur engagement « pour continuer à être acteurs de leur destin », même s’ils reconnaissent qu’il est difficile de le tenir sur la durée. « Nous avons donné envie aux gens de se mobiliser, nous montrons que l’initiative vient du citoyen. » Certains qui n’avaient jamais manifesté sont descendus dans la rue pour la 1ère fois avec eux puis sont restés à leurs côtés. D’ailleurs, le fait qu’il y ait 5 listes aux municipales du Blanc en 2020 contre 2 en 2014 est peut-être le signe d’une conscience politique locale plus aiguisée ?

Marie-Georges Fayn


Fiche de présentation

« Cpasdemainlaveille »
Grande cause défendue : lutte contre la fermeture de la maternité du Blanc (36)
Nom de la structure : « Cpasdemainlaveille »
Date de création : 18 juin 2018
Adresse : https://www.facebook.com/pages/category/Nonprofit-Organization/Cpasdemainlaveille-254250018667898/
Personne à contacter : cpasdemainlaveille@gmail.com
Particularité : mouvement sans chef qui a construit un contre-pouvoir et se singularise par son mode d’expression très médiatique, le happening subversif, spectaculaire et non violent
Les missions
– Lutter contre la fermeture de la maternité
– Alerter sur les conséquences pour le développement du territoire
– Montrer qu’il existe d’autres voix pour un accès juste à la santé, pour les femmes et les familles
– Mobiliser et redonner espoirs aux citoyens
Communiquer et faire des actions médiatiques, se faire remarquer des médias nationaux


[1] Organisation de la première manifestation d’ampleur pour la défense de l’hôpital du Blanc, le 2 décembre 2011 avec la participation de 6 000 personnes

[2]   L’empowerment des patients : de l’empowerment individuel à l empowerment collectif – Approches théoriques et pratiques par Marie-georges Fayn – soutenue le 26-11-2019 – http://www.theses.fr/s140371