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En Corse, le pouvoir citoyen défie la mafia

16- 25/11/2020 Homicides, attentats contre les entreprises, détournements de fonds européens, rackets, intimidations, banditisme organisé soulèvent en Corse « un silence vertigineux » selon les mots de Léo Battesti, cofondateur, avec Vincent Carlotti, de l’association « A maffia nò, a vita ié ! » (« Non à la mafia, oui à la vie ! »). Accompagné de personnalités du monde de  la culture et de l’économie, ce militant dans l’âme s’érige contre la dérive mafieuse de l’île, l’impunité judiciaire et l’indifférence de l’opinion. Ensemble, ils veulent libérer la Corse de ses démons et la parole publique de la peur. En dénonçant haut et fort le système de prédation et son terreau, la soumission, le cynisme et la complaisance, le collectif marque son entrée en résistance ; premier acte d’une stratégie d’empowerment.

Pour comprendre l’engagement actuel de de Léo Battesti[1], il faut avoir en tête son parcours. Ancien dirigeant  du Front National de Libération de la Corse (FNLC) puis du mouvement autodéterminationiste, Léo Battesti a vécu l’exaltation de l’engagement politique des années 70 puis la descente aux enfers du combat fratricide. Durant la décennie 90, les rivalités politiques au sein du FNLC ont fait une quarantaine de morts parmi lesquels se trouvaient ses compagnons de lutte. « Je ne me suis jamais remis de ce funeste bilan ». Aujourd’hui, face à la mainmise de la mafia sur la politique et l’économie de l’île, il se sent investi d’une nouvelle responsabilité. « Plus que jamais nous avons besoin d’une stratégie de contrepouvoir et de citoyenneté pour faire front commun contre la corruption et la résignation ». Rencontre avec un lanceur d’alerte.

Partie d’échec de Léo Battesti contre la mafia @Corsica Flash Editions

Comment la mafia réussit-elle à faire régner ce « silence vertigineux » ?

Léo Battesti : La mafia s’adapte aux différentes cultures, c’est un système basé sur le contrôle du politique et de l’économique. Partout où elle s’étend, il est confondant de constater que ses agissements et ses pressions se font quasiment au vu et au su de tous – c’est même le propre de la mafia que de réussir à gangréner les principes républicains et les valeurs morales d’un pays. Elle prospère ouvertement, en toute impunité ou presque, en faisant régner la peur, en neutralisant ou en intimidant les potentiels opposants. Les gens sont complètement tétanisés. En Corse, la mafia ne prend pas la peine d’avancer masquée. Depuis une vingtaine d’années, des livres[2] révèlent ses activités criminelles et ses réseaux, 9 magistrats dénoncent le taux d’élucidation ridicule des assassinats ainsi que le laxisme de la police et de la justice[3]. Des articles dans la presse nationale et territoriale relaient les terribles accusations[4]. Mais ce qui aurait fait scandale en métropole, semble glisser sur une population fataliste. 80% n’y croient plus et malheureusement les événements leurs donnent raison. Nous sommes là pour lutter contre tout un système de connivences qui n’a que trop duré.

Pourquoi cet engagement contre la mafia, à ce moment-là de votre vie ?

L.B.: Je refuse d’admettre que je me suis battu – que nous nous sommes battus – pendant 30 ans pour en arriver là. Comme les changements politiques ne changent rien – ou si peu, je suis déterminé à pallier les insuffisances de l’Etat. Je sais que j’ai adopté une stratégie donquichottesque et je l’assume. Nous sommes des personnalités, je le pense estimées, un noyau dur de 30 femmes et hommes qui ont accepté de se lancer dans cette aventure contactés par Vincent Carlotti et moi-même. Parmi eux, Jérôme Ferrari, prix Goncourt 2012, Jean-François Bernardini, chanteur Marc Biancarelli, écrivain et professeur de langue corse, Marie-France Giovannangeli, chef d’entreprise, Antoine Orsini, hydrobiologiste… Ils n’ont rien à gagner à titre personnel mais poursuivent un intérêt collectif fondé sur le respect de la vie, de l’Etat de droit, de l’exigence de transparence du politique vis-à-vis des citoyens. Nous savons tous quelles exactions et injustices ont été commises au nom des intérêts de la mafia et notre conscience citoyenne ne nous laisse pas tranquille.

Que faites-vous contre l’emprise mafieuse en Corse ?

L.B. : Avec ce groupe d’amis, nous avons le souci d’être efficaces et pragmatiques. Nous avons fondé un collectif au statut d’association afin de mener le combat sur la place publique, dans le respect des règles démocratiques. Nous partageons un horizon commun et nous voulons que les citoyens s’interrogent et sortent du déni. Nous dénonçons la corruption des élus. Dans les communautés de communes, beaucoup de responsables sont connus pour leurs liens avec la mafia et de ce fait, les permis de construire et les attributions des marchés publics n’ont que l’apparence de la légalité. Je pense aussi aux sociétés de transport et de gardiennage… L’inventaire est long. Nous recevons régulièrement des dossiers envoyés par des corses qui veulent que cesse l’emprise mafieuse et l’omerta qui lui facilite la tâche. Et nous pensons que dans un système où tout semble faussé, seule une rupture citoyenne peut entraîner un sursaut moral.

Concrètement, quels catalyseurs utilisez-vous pour susciter cette rupture citoyenne  ?

L.B. : Pour contrer la mafia et la résignation populaire, nous disposons de plusieurs atouts, un terreau d’opposition politique et une tradition de contestation. Les corses ont l’intelligence du moment et savent analyser très vite les rapports de force alors, débat après débat, nous montons en puissance.
Nous organisons des réunions publiques. Il y en a eu 10 depuis notre création. A chaque fois, nous réunissons des centaines de personnes. Sur internet les vidéos diffusées durant le confinement ont été vues près de 50 000 fois, avec Nicolas Hulot[5] et 40 000 avec Marie France Giovannangeli, Dominique Bianconi, Vincent Carlotti et Jean-François Bernardini[6]. En un an et sans véritablement faire campagne, nous avons enregistré 4 000 adhésions. Petit à petit, le sujet, trop longtemps éludé, s’impose dans les conférences et assemblées publiques. Ainsi, en libérant la parole, nous réussissons à peser sur les pouvoirs régalien, territorial et citoyen.

Et quelles mesures prônez-vous ?

L.B. : A l’occasion de ces temps forts de communication nous faisons passer nos messages. Nous voulons que soient votées des lois spécifiques sur le délit mafieux et que toutes les complicités économiques et politiques soient ciblées et notamment les personnalités dites intouchables. Nous demandons la saisie systématique des biens et avoirs criminels et leur mise à disposition sociale. Nous proposons que ces affaires soient jugées par des cours composées uniquement de magistrats professionnels et nous réclamons une stricte application des peines. Avec de telles mesures les siciliens sont passés de 2 000 morts par an à 3.  Nous plaidons pour le renforcement du statut de collaborateur de justice.         
Au niveau politique, nous demandons que les candidatures des « personnes sous influence » soient écartées des fonctions de direction d’instances publiques ou semi-publiques. Nous réclamons une enquête parlementaire sur les dérives mafieuses en Corse et qu’une session mafia soit organisée par l’assemblée de Corse. A chaque occasion, nous sensibilisons les décideurs que nous rencontrons, préfet, responsables de l’assemblée de Corse, à notre combat et à la reconnaissance de la vague citoyenne qui le porte.
La construction de notre pouvoir social passe aussi par l’instaurations de partenariats avec les autres associations de défense du littoral, de traitement des déchets, de réappropriation de la terre.

Nous allons solliciter le Rectorat pour intervenir dans les écoles. Nous prévoyons aussi d’organiser une fête de la vie pour toucher davantage de jeunes et un prochain débat sera consacré à l’emprise de la mafia sur la presse locale.

Nous sommes un laboratoire de rupture citoyenne, un lobby des consciences et nous voulons recréer des agoras modernes.

Et puis nous caressons d’autres espoirs pas forcément utopiques car les temps changent. La fin du machisme marque aussi la fin des démonstrations de force et nous ne désespérons pas de convaincre les mafieux d’adopter des comportements vertueux.

Enfin, je pense que notre expérience pourra inspirer d’autres territoires car notre combat doit se prolonger à l’échelle planétaire. Les statistiques montrent que la mafia n’est plus ni moins que la 8ème puissance mondiale.

Marie-Georges Fayn


Décryptage des différentes formes d’empowerment déployées par « A maffia nò, a vita ié ! »

L’empowerment déployé par « A maffia nò, a vita ié ! » se rapproche du militantisme civique. En l’analysant à travers les différentes dimensions de l’empowerment : individuel, communautaire, collectif, collaboratif et sociétal (Fayn, 2019)[7], on constate que le communautaire, le collaboratif et le sociétal sont particulièrement développés par ce jeune mouvement.par contre le productif[8] reste à l’état de projet. Explications…

L’empowerment individuel de Léo Battesti est très particulier, c’est celui d’un « leader charismatique » Selon la définition Conger et Kanungo (1987)[9] le leader charismatique possède cinq attributs comportementaux :

  1. Une vision et une articulation : ici, l’ambition désintéressée de Léo Battesti est de conduire une double lutte, 1) contre un problème occulté, l’emprise mafieuse sur l’île, 2) contre la résignation de la population. Il possède une expérience des leviers de mobilisation populaire et les met au service de cette cause.
  2. Une sensitivité à l’environnement : Léo Battesti a intégré les opportunités et contraintes de l’environnement. Côté + ses soutiens inconditionnels, sa fine connaissance de la société corse et de sa capacité de résistance. Côté -, la porosité des ententes entre le monde économique et politique et « le ventre mou » de la grande majorité de la population, sa résignation et son fatalisme.
  3. Une sensitivité aux besoins des membres : connu pour son engagement, Leo Battesti reçoit les témoignages et les appels des habitants. Il veille à leur répondre personnellement et à ne pas les exposer. Il envisage de les soutenir par des actions en justice.
  4. Une prise personnelle de risque : compte tenu de son passé politique, il connaît les risques et il a appris à résister aux pressions et aux menaces.
  5. Un comportement peu usuel : en retrait d’un engagement politique tumultueux, il aurait pu opter pour une retraite plus calme. Il a préféré prendre le lead d’un affrontement avec la mafia.

On retrouve dans l’engagement de Léo Battesti, les traits de l’empowerment individuel, à savoir l’’auto-conscience  (perception de la lutte et de ses enjeux), l’auto-détermination (capacité à négocier son point de vue avec les décideurs et les forces en présence), l’auto-efficacité (connaissance et compétences du sujet et des modalités d’action), l’agency (volonté d’affirmer sa singularité, en toute indépendance) et la résilience (la capacité à grandir à travers les épreuves)

L’empowerment collectif de « A maffia nò, a vita ié ! »

L’empowerment communautaire

L’empowerment communautaire est la première étape de l’empowerment collectif, c’est le temps de la construction du « nous-ensemble » ; l’étape où les personnes, poursuivant le même objectif ou la même cause, font société.

Léo Battesti partage ses convictions avec un groupe de personnes intervenant dans les différents secteurs d’activité, culturel, économique, politique et connues de la société civile corse. Avec ce cercle rapproché, il construit une coalition citoyenne contre les agissements de la mafia, le mutisme corse et le défaut de suite judiciaire. Ses partenaires prennent la parole et font partager leurs convictions. Tenant le rôle d’influenceurs, leurs prises de position pèsent dans l’opinion publique. Tous apprennent à maîtriser une double expertise, sur la mafia corse et sur la communication anti-mafia. Le public suit leurs activités en présentiel et sur la toile. Il réagit à leurs propos et leur transmet des dossiers critiques qui étayent leurs accusations et nourrissent l’action collective en vue d’un changement. Ces boucles de communication récurrentes génèrent un système de sens qui évoque l’agir communicationnel (Habermas, 1987)[10].

Le collectif réalise une veille sur toutes les questions concernant la mafia au niveau régional, national et international et conforte son expertise sur le sujet. Il diffuse ces informations (révélations, reprises d’information, sur sa page facebook suivie par 4 000 personnes. Cette page suscite de nombreuses interactions et contribue à la diffusion et à la réappropriation des valeurs du collectif. La tenue de ce journal quotidien sur les pratiques mafieuses accroit les compétences de la communauté sur le sujet, libère la parole à travers les réactions postées sur la toile. Ce flux de révélations et de reprises d’information renforce l’influence de l’association et sa montée en contre-pouvoir. Elle contribue à accroître la motivation pour provoquer le changement.

Il faut noter que la présence des jeunes est minoritaire ; leur absence d’un mouvement avant-gardiste interroge. Ce constat explique aussi pourquoi des efforts de communication vont être menés à destination de ce public à travers notamment la fête de la vie.

L’empowerment collaboratif

L’empowerment collaboratif désigne un niveau plus structuré de partage de connaissances, de compétences et d’engagements dans des actions coordonnées, produites en interne ou dans le cadre de partenariats extérieurs.

Le collectif organise des réunions internes et des conférences dans les différentes communes de Corse. Il invite des sociologues, des universitaires et des personnalités comme Nicolas Hulot. Il constitue peu à peu un capital communautaire composé d’études, de témoignages, de prises de position et de paroles publiques sur les questions sensibles de la mafia corse et de la passivité de l’opinion publique. Les rencontres sont aussi l’occasion de resserrer les liens entre les membres de l’association et leur auditoire.

Les rendez-vous avec les décideurs font partie des actions de lobbying de cette communauté qui veut faire passer son message et ses revendications.

Les alliances avec les associations proches relèvent d’une volonté de susciter un élan civique, le plus large possible, contre les effets pervers d’une économie et d’une politique asservies aux intérêts mafieux et la menace que cette criminalité fait peser sur la démocratie.

L’empowerment sociétal

L’empowerment sociétal caractérise l’influence et les démarches d’un groupe pour transformer le système socio-politique, le groupe exprime des préoccupations d’ordre général et interpelle l’opinion publique dans son ensemble.

Les différentes mesures énoncées pour rétablir l’Etat de droit, moraliser la vie publique, lutter contre la corruption* s’inscrivent dans une volonté de justice et de respect de l’humain. Ce combat résonne avec celui de luttes internationales pour les droits de l’homme, le développement durable et la transparence politique, économique et judiciaire


Fiche de présentation « A maffia nò, a vita ié ! »
Grande cause défendue : lutte contre la dérive mafieuse en Corse
Date de création : Créée le 25 septembre 2019
Adresse : www.maffiano.com
https://www.facebook.com/MaffiaNO.AVitaIE/
Personne à contacter : leobattesti@wanadoo.fr
Particularité : Se définit comme un laboratoire de rupture citoyenne en lutte contre la mafia
Les missions : mettre fin à l’emprise de la mafia en Corse et libérer la parole publique de la peur


[1] Battesti, L. (2017). La vie, par-dessus tout, Corsica Flash Editions. www.leobattesti.com

[2] Péan P. (2015). Compromissions : La République et la mafia corse, Fayard.
Follorou J. (2019). Parrains corses, la guerre continue, Plon
Sampiero S. (2019). Corse : de quoi la mafia est-elle le nom ? , Editions Albiana

Lazard V., Galland M. (2020). Vendetta, les héritiers de la Brise de mer, Plon

[3] Verne, J.M.(2019). Juges en Corse, édition Robert Laffont.

[4] Mobilisation antimafia en Corse : « Tout le monde sait qui sont les criminels » -Le Monde 01/10/2019 https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/10/01/mobilisation-antimafia-en-corse-tout-le-monde-sait-qui-sont-les-criminels_6013790_3224.html

Corse-du-Sud : la série des faits-divers s’allonge – France Bleu – 21/06/2020 https://www.francebleu.fr/infos/faits-divers-justice/corse-du-sud-la-serie-des-faits-divers-s-allonge-1592734998

Tocc’à voi : “À quoi bon gouverner une Corse avec nos étendards si celle-ci s’est vendue au diable?”
https://www.corsenetinfos.corsica/Tocc-a-voi-A-quoi-bon-gouverner-une-Corse-avec-nos-etendards-si-celle-ci-s-est-vendue-au-diable_a51221.html?fbclid=IwAR0iAjL1prc_9tKX-CrbYo9KvEyMLR9NbI7qXsigHE9qwP3vRdbFVc1Yu2w

[5] https://www.facebook.com/MaffiaNO.AVitaIE/videos/274844807229708/

[6] https://www.facebook.com/MaffiaNO.AVitaIE/photos/a.100950561312073/259710785436049/?type=3&theater

[7] Fayn, M.G. (2019) Thèse L’empowerment des patients : de l’empowerment Individuel à l’empowerment collectif, Approches théoriques et pratiques https://selfpower-community.com/wp-content/uploads/2020/05/THESE-EMPOWERMENT-PATIENT-FAYN-VERSION-APRES-SOUTENANCE-pdf-2.pdf

[8] L’empowerment productif fait référence à un niveau structuré de partage de connaissances et d’engagements dans des actions coordonnées. Pour le moment, le collectif a principalement déployé des actions de communication et n’a pas encore créé de services ni de solutions alternatives.

[9] Conger JA et Kanungo RN (1987) Toward a behavioral theory of charismatic leadership in organizational settings. Academy of Management Review 1987, 12(4) 637-647

[10] Selon la théorie d’Habermas, l’agir communicationnel est à l’œuvre quand, dans un cadre social donné, les participants cherchent à atteindre une compréhension commune, intersubjective et à se coordonner en élaborant des arguments raisonnés, un consensus, et des coopérations qui vont accroître leur influence.
Habermas J. (1987) Théorie de l’agir communicationnel (T1 et T2) Paris : Fayard.

*NDLR se demander aussi d’où vient notre passivité devant l’inacceptable ? En son temps Philippe Séguin (homme politique) dénonçait la « mithridatisation » au scandale ! (2001) Stéphane Hessel (résistant) exhortait à l’indignation (2013) Et bien avant eux, Joe Hill (syndicaliste américain) recommandait « Don’t mourn, organize !) (1915)…