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Empowerment : la méthode britannique

54- 01/10/2022 Face à la protestation grandissante des britanniques contre l’augmentation de plus de 80% du prix de l’énergie – faisant grimper l’addition à 3 549 £ (4 076  €) en moyenne par an et par foyer au lieu de 1 971 £ (2 264 €) en 2021, la première ministre Liz Truss a annoncé le gel des factures d’énergie à hauteur de 2 500 £ (2 871 €) et ce,  3 jours seulement après son élection. Une « largesse » historique, presque contre nature pour un gouvernement conservateur – mesure au demeurant un rien forcée. En effet, depuis le mois de juin des mouvements citoyens incitent à une désobéissance massive : ne plus payer leurs notes de gaz, de fuel ou d’électricité à partir du 1er octobre 2022 ! Dans un Royaume Uni fragilisé économiquement, politiquement et socialement, la grève massive du paiement se propage. Cette action de groupe inhabituelle exprime à la fois l’angoisse des citoyens face une inflation incontrôlée et leur capacité à faire pression collectivement sur le gouvernement britannique. Le vent de colère sociale qui souffle outre-manche vient de loin. Gareth Dale, enseignant en sciences politiques à l’Université de Brunel analyse l’origine de sa formation…

Comment expliquez-vous l’été de grèves que vient de vivre la Grande-Bretagne ?

Gareth Dale : La colère individuelle ne se transforme pas spontanément en mouvement social. Pour expliquer la recrudescence des mouvements sociaux en cet été, nous devons prendre en compte une conjonction de circonstances particulières, non seulement l’exaspération générale mais aussi les tensions très fortes sur le marché du travail dans certains secteurs.

Les luttes pour protéger l’environnement et atténuer les conséquences du changement climatique et celles contre la hausse des prix de l’énergie sont intrinsèquement liées.” ©Gareth Dale

En Grande-Bretagne, depuis des décennies, la classe ouvrière subit une atteinte continue de son niveau de vie et la stagnation des salaires rend la hausse des prix insupportable. En 2020, le pays est entré en récession à cause de la pandémie. Après les confinements nous avons connu une reprise de l’activité ; d’un seul coup, des secteurs importants de l’économie manquaient de bras et ne trouvaient personne à embaucher ; une pénurie que le Brexit a exacerbée. Plusieurs syndicats ont saisi ces tensions nouvelles sur le marché du travail pour valoir leurs revendications. Ils avaient reculé sous les coups de boutoir portés par Margaret Thatcher et par les gouvernements conservateurs successifs et même par le parti travailliste sous Tony Blair. Aujourd’hui une nouvelle génération de leaders plus radicaux portent désormais la voix des travailleurs comme Mick Lynch[1] pour les cheminots ou Sharon Graham[2] d’UNITE. Cet été a été marqué par une grève nationale largement suivie – toujours en cours, avec 40 000 cheminots réclamant une augmentation de salaire afin d’atténuer partiellement la hausse des prix.

Et côté politique ?

Gareth Dale : La situation politique du pays éclaire aussi sur le renouveau de la protestation. Le gouvernement conservateur est rusé mais affaibli par les scandales et épuisé par quatre années de négociations inachevées sur le Brexit. Les tories ont rejeté leader après leader et connaissent de sérieuses dissensions internes. Nos partis politiques sont polarisés et en proie à des luttes intestines et des tensions factices. Et le gouvernement, sans majorité claire, est affaibli par une série de scandales et épuisé par quatre années de négociations inachevées sur le Brexit. Les acteurs des mouvements sociaux reconnaissent que les gens ont donc le sentiment d’avoir désormais la possibilité de déstabiliser et de contester l’autorité politique. Les acteurs sociaux voient dans ces circonstances particulières une opportunité pour déstabiliser et à défier l’autorité politique.

L’annonce des hausses des tarifs de l’électricité et du gaz et des cotisations de sécurité sociale intervient dans ce contexte de tensions politiques. La population craint les conséquences désastreuses d’une inflation à deux chiffres sur un pouvoir d’achat largement rogné depuis 2008.

Peut-on parler de convergence des luttes pour le climat et pour la défense du niveau de vie ?

Gareth Dale : Les rues ont été occupées par des mouvements écologistes comme « Extinction Rrebellion »[3] ou d’amélioration de l’habitat comme « Insulate Britain » (isoler les maisons de Grande Bretagne)[4] qui promeuvent la désobéissance civile et l’action directe. « Enough is Enough » (Assez est Assez) qui fait campagne contre l’aggravation de la crise sociale cherche à rassembler diverses oppositions sous sa bannière, syndicats, organisations communautaires et certaines sections du parti travailliste. Le groupe réclame : la fin de la faim, un logement décent pour tous, des factures d’énergie moins élevées, des taxes exceptionnelles sur les bénéfices de l’énergie et une augmentation des salaires. Les luttes pour protéger l’environnement et atténuer les conséquences du changement climatique et celles contre la hausse des prix de l’énergie sont intrinsèquement liées. Il est évident que la rénovation des logements britanniques mal isolés réduirait les émissions de carbone du pays et le prix payé pour l’électricité et le gaz.

Pour autant, peut-on parler de convergence des luttes ? Je l’ignore mais chacun prend de plus en plus conscience que les difficultés auxquelles nous sommes confrontés sont le produit d’un seul et même système, le capitalisme dérégulé, qui fait des ravages. De nombreuses personnes perçoivent la nécessité d’un changement radical, se politisent et formulent des revendications de rupture.

Et demain, les campagnes ne vont-elles pas s’étendre en Europe ?

Gareth Dale : Difficile de le prévoir car les processus que j’ai décrits sont spécifiques au contexte. Mais oui, bien sûr, une conflagration européenne sur le coût de la vie est possible puisque nous sommes confrontés aux mêmes impositions et iniquités. Nous sommes tous confrontés aux terreurs à long terme du réchauffement de la planète et aux terreurs à court terme de la spirale des coûts énergétiques.

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Si le 1er octobre 2022, au moins un million de personnes refusent de payer leur facture jusqu’à ce que le gouvernement et les compagnies d’énergie annulent les augmentations des prix de l’énergie, mettent fin à la mise en place des compteurs à prépaiement et s’assurent que personne n’aura froid cet hiver, alors nous pourrons transformer notre faiblesse en tant qu’individus en pouvoir collectif – le pouvoir dont nous avons besoin pour nous protéger les uns les autres, nos communautés et forcer le gouvernement à agir.
Don’t pay UK

Don’t pay UK a été fondé par un groupe anonyme d’une vingtaine de personnes en juin 2022 avec pour mot d’ordre de boycotter les factures d’énergie à effet au 1er octobre 2022. L’objectif est d’atteindre 1 million d’inscrits et de faire plier les fournisseurs d’énergie[5]. Leurs adhérents sont invités à effectuer des actions de rue, à créer des comités locaux et des réseaux d’entraide communautaires. L’organisation leur apporte des soutiens informationnels et stratégiques. Le groupe propose des sessions sur la crise de l’énergie, le coût de la vie et la contestation des factures. Ces ressources sont élaborées avec l’aide d’experts du droit. Don’t pay UK dispense également des conseils sur les relations avec les fournisseurs d’énergie et la gestion de la dette d’énergie, avec l’appui de consultants. Les conséquences d’un non-paiement sont explicitées (baisse de la côte de crédit, frais supplémentaires…)

Don’t pay UK initie ses membres à l’animation d’actions locales comme la pose de bannières dans des lieux publics, la tenue de réunions ou l’animation de stands communautaires, les relations avec les medias et leur fournit la maquette des visuels (flyers, stickers…). Ces initiatives sont largement relayées sur les réseaux sociaux qui contribuent à l’essaimage des messages et à l’augmentation de l’audience du mouvement.

Marie-Georges Fayn

Version anglaise empowerment-the-british-way


[1] secrétaire général du Syndicat national des cheminots, de la mer et des transports

[2] secrétaire générale de Unite (industrie, transport, acier du secteur privé)

[3] Mouvement international de désobéissance civile en lutte contre l’effondrement écologique et le dérèglement climatique fondé en 2018

[4] Mouvement de protestation réclamant un programme national d’isolation de tous les logements d’ici 2030 afin de réduire consommation d’énergie. Le groupe fait valoir ses demandes en organisant des blocages du trafic. Les premières campagnes ont débuté en Septembre 2021

[5] Ce mouvement s’inspire de la « poll tax » impôt locatif forfaitaire décidé par Margaret Thatcher en 1990 et décrié pour son injustice. S’ensuivirent des émeutes qui ont contribué à la chute du gouvernement.